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— Ah ! par ma foi ! vous avez raison.

— Ah !

— Que de gens, mon cher, que de gens !

— Hein ?

— Et que font-ils là, tous ces gens ?

— C’est bien simple : ils attendent leur tour.

— Bah ! les comédiens de l’hôtel de Bourgogne seraient-ils déménagés ?

— Non, leur tour pour entrer chez M. Percerin.

— Mais nous allons donc attendre aussi, nous.

— Nous, nous serons plus ingénieux et moins fiers qu’eux.

— Qu’allons-nous faire, donc ?

— Nous allons descendre, passer parmi les pages et les laquais, et nous entrerons chez le tailleur, c’est moi qui vous en réponds, surtout si vous marchez le premier.

— Allons, fit Porthos.

Et tous deux, étant descendus, s’acheminèrent à pied vers la maison.

Ce qui causait cet encombrement, c’est que la porte de M. Percerin était fermée, et qu’un laquais, debout à cette porte, expliquait aux illustres pratiques de l’illustre tailleur que, pour le moment, M. Percerin ne recevait personne. On se répétait au dehors, toujours d’après ce qu’avait dit confidentiellement le grand laquais à un grand seigneur pour lequel il avait des bontés, on se répétait que M. Percerin s’occupait de cinq habits pour le roi, et que, vu l’urgence de la situation il méditait dans son cabinet les ornements, la couleur et la coupe de ces cinq habits.

Plusieurs, satisfaits de cette raison, s’en retournaient heureux de la dire aux autres ; mais plusieurs aussi, plus tenaces, insistaient pour que la porte leur fût ouverte, et, parmi ces derniers, trois cordons bleus désignés pour un ballet qui manquerait infailliblement si les trois cordons bleus n’avaient pas des habits taillés de la main même du grand Percerin.

D’Artagnan, poussant devant lui Porthos, qui effondra les groupes, parvint jusqu’aux comptoirs, derrière lesquels les garçons tailleurs s’escrimaient à répondre de leur mieux.

Nous oublions de dire qu’à la porte on avait voulu consigner Porthos comme les autres ; mais d’Artagnan s’était montré, avait prononcé ces seules paroles :

— Ordre du roi !

Et il avait été introduit avec son ami.

Ces pauvres diables avaient fort à faire et faisaient de leur mieux pour répondre aux exigences des clients en l’absence du patron, s’interrompant de piquer un point pour tourner une phrase ; et, quand l’orgueil blessé ou l’attente déçue les gourmandait trop vivement, celui qui était attaqué faisait un plongeon et disparaissait sous le comptoir.

La procession des seigneurs mécontents faisait un tableau plein de détails curieux.

Notre capitaine des mousquetaires, homme au regard rapide et sûr, l’embrassa d’un seul coup d’œil. Mais, après avoir parcouru les groupes, ce regard s’arrêta sur un homme placé en face de lui. Cet homme, assis sur un escabeau, dépassait de la tête à peine le comptoir qui l’abritait. C’était un homme de quarante ans à peu près, à la physionomie mélancolique, au visage pâle, aux yeux doux et lumineux. Il regardait d’Artagnan et les autres, une main sous son menton, en amateur curieux et calme. Seulement, en apercevant et en reconnaissant, sans doute, notre capitaine, il rabattit son chapeau sur ses yeux.

Ce fut peut-être ce geste qui attira le regard de d’Artagnan. S’il en était ainsi, il en était résulté que l’homme au chapeau rabattu avait atteint un but tout différent de celui qu’il s’était proposé.

Au reste, le costume de cet homme était assez simple, et ses cheveux étaient assez uniment coiffés pour que des clients peu observateurs le prissent pour un simple garçon tailleur accroupi derrière le chêne, et piquant, avec exactitude, le drap ou le velours.

Toutefois, cet homme avait trop souvent la tête en l’air pour travailler fructueusement avec ses doigts.

D’Artagnan n’en fut pas dupe, lui, et il vit bien que, si cet homme travaillait, ce n’était pas, assurément, sur les étoffes.

— Hé ! dit-il en s’adressant à cet homme, vous voilà donc devenu garçon tailleur, monsieur Molière ?

— Chut ! monsieur d’Artagnan, répondit doucement l’homme ; chut ! au nom du ciel ! vous m’allez faire reconnaître.

— Eh bien, où est le mal ?

— Le fait est qu’il n’y a pas de mal ; mais…

— Mais vous voulez dire qu’il n’y a pas de bien non plus, n’est-ce pas ?

— Hélas ! non ; car j’étais, je vous l’affirme, occupé à regarder de bien bonnes figures.

— Faites, faites, monsieur Molière. Je comprends l’intérêt que la chose a pour vous, et… je ne vous troublerai point dans vos études.

— Merci !

— Mais à une condition : c’est que vous me direz où est réellement M. Percerin.

— Oh ! cela, volontiers : dans son cabinet. Seulement…

— Seulement, on ne peut pas y entrer ?

— Inabordable !

— Pour tout le monde ?

— Pour tout le monde. Il m’a fait entrer ici, afin que je fusse à l’aise pour y faire mes observations, et puis il s’en est allé.

— Eh bien, mon cher monsieur Molière, vous l’allez prévenir que je suis là, n’est-ce pas ?

— Moi ? s’écria Molière du ton d’un brave chien à qui l’on retire l’os qu’il a légitimement gagné ; moi, me déranger ? Ah ! monsieur d’Artagnan, comme vous me traitez mal !

— Si vous n’allez pas prévenir tout de suite M. Percerin que je suis là, mon cher monsieur Molière, dit d’Artagnan à voix basse, je vous préviens d’une chose, c’est que je ne vous ferai pas voir l’ami que j’amène avec moi.

Molière désigna Porthos d’un geste imperceptible.

— Celui-ci n’est-ce pas ? dit-il.

— Oui.

Molière attacha sur Porthos un de ces regards qui fouillent les cerveaux et les cœurs. L’examen lui parut sans doute gros de promesses, car il se leva aussitôt et passa dans la chambre voisine.