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— Non, mon cher ami, je ne comprends pas encore ; mais, à force de m’expliquer…

— M’y voici, mon ami. D’abord, comme vous l’avez dit, c’est une perte de temps que de donner sa mesure, ne fût-ce qu’une fois tous les quinze jours. Et puis on peut être en voyage, et, quand on veut avoir toujours sept habits en train… Enfin, mon ami, j’ai horreur de donner ma mesure à quelqu’un. On est gentilhomme ou on ne l’est pas, que diable ! Se faire toiser par un drôle qui vous analyse au pied, pouce et ligne, c’est humiliant. Ces gens-là vous trouvent trop creux ici, trop saillant là ; ils connaissent votre fort et votre faible. Tenez, quand on sort des mains d’un mesureur, on ressemble à ces places fortes dont un espion est venu relever les angles et les épaisseurs.

— En vérité, mon cher Porthos, vous avez des idées qui n’appartiennent qu’à vous.

— Ah ! vous comprenez, quand on est ingénieur.

— Et qu’on a fortifié Belle-Isle, c’est juste, mon ami.

— J’eus donc une idée, et, sans doute, elle eût été bonne sans la négligence de M. Mouston.

D’Artagnan jeta un regard sur Mouston, qui répondit à ce regard par un léger mouvement de corps qui voulait dire : « Vous allez voir s’il y a de ma faute dans tout cela. »

— Je m’applaudis donc, reprit Porthos, de voir engraisser Mouston, et j’aidai même, de tout mon pouvoir, à lui faire de l’embonpoint, à l’aide d’une nourriture substantielle, espérant toujours qu’il parviendrait à m’égaler en circonférence, et qu’alors il pourrait se faire mesurer à ma place.

— Ah ! corbœuf ! s’écria d’Artagnan, je comprends… Cela vous épargnait le temps et l’humiliation.

— Parbleu ! jugez donc de ma joie quand, après un an et demi de nourriture bien combinée, car je prenais la peine de le nourrir moi-même, ce drôle-là…

— Oh ! et j’y ai bien aidé, Monsieur, dit modestement Mouston.

— Ça, c’est vrai. Jugez donc de ma joie, lorsque je m’aperçus qu’un matin Mouston était forcé de s’effacer comme je m’effaçais moi-même, pour passer par la petite porte secrète que ces diables d’architectes ont faite dans la chambre de feu madame du Vallon, au château de Pierrefonds. Et, à propos de cette porte, mon ami, je vous demanderai, à vous qui savez tout, comment ces bélîtres d’architectes, qui doivent avoir, par état, le compas dans l’œil, imaginent de faire des portes par lesquelles ne peuvent passer que des gens maigres.

— Ces portes-là, répondit d’Artagnan, sont destinées aux galants ; or, un galant est généralement de taille mince et svelte.

— Madame du Vallon n’avait pas de galants, interrompit Porthos avec majesté.

— Parfaitement juste, mon ami, répondit d’Artagnan ; mais les architectes ont songé au cas où, peut-être, vous vous remarieriez.

— Ah ! c’est possible, dit Porthos. Et, maintenant que l’explication des portes trop étroites m’est donnée, revenons à l’engraissement de Mouston. Mais remarquez que les deux choses se touchent, mon ami. Je me suis toujours aperçu que les idées s’appareillaient. Ainsi, admirez ce phénomène, d’Artagnan : je vous parlais de Mouston, qui était gras, et nous en sommes venus à madame du Vallon…

— Qui était maigre.

— Hum ! n’est-ce pas prodigieux, cela ?

— Mon cher, un savant de mes amis, M. Costar, a fait la même observation que vous, et il appelle cela d’un nom grec que je ne me rappelle pas.

— Ah ! mon observation n’est donc pas nouvelle ? s’écria Porthos stupéfait. Je croyais l’avoir inventée.

— Mon ami, c’était un fait connu avant Aristote, c’est-à-dire voilà deux mille ans, à peu près.

— Eh bien, il n’en est pas moins juste, dit Porthos, enchanté de s’être rencontré avec les sages de l’Antiquité.

— À merveille ! Mais si nous revenions à Mouston. Nous l’avons laissé engraissant à vue d’œil, ce me semble.

— Oui, Monsieur, dit Mouston.

— M’y voici, fit Porthos. Mouston engraissa donc si bien, qu’il combla toutes mes espérances, en atteignant ma mesure, ce dont je pus me convaincre un jour, en voyant sur le corps de ce coquin-là une de mes vestes dont il s’était fait un habit ; une veste qui valait cent pistoles, rien que par la broderie !

— C’était pour l’essayer, Monsieur, dit Mouston.

— À partir de ce moment, reprit Porthos, je décidai donc que Mouston entrerait en communication avec mes tailleurs d’habits, et prendrait mesure en mon lieu et place.

— Puissamment imaginé, Porthos ; mais Mouston a un pied et demi moins que vous.

— Justement. On prenait la mesure jusqu’à terre, et l’extrémité de l’habit me venait juste au-dessus du genou.

— Quelle chance vous avez, Porthos ! ces choses-là n’arrivent qu’à vous !

— Ah ! oui, faites-moi votre compliment, il y a de quoi ! Ce fut justement à cette époque, c’est-à-dire voilà deux ans et demi à peu près, que je partis pour Belle-Isle, en recommandant à Mouston, pour avoir toujours, et en cas de besoin, un échantillon de toutes les modes, de se faire faire un habit tous les mois.

— Et Mouston aurait-il négligé d’obéir à votre recommandation ? Ah ! ah ! ce serait mal, Mouston !

— Au contraire, Monsieur, au contraire !

— Non, il n’a pas oublié de se faire faire des habits, mais il a oublié de me prévenir qu’il engraissait.

— Dame ! ce n’est pas ma faute, Monsieur, votre tailleur ne me l’a pas dit.

— De sorte, continua Porthos, que le drôle, depuis deux ans, a gagné dix-huit pouces de circonférence, et que mes douze derniers habits sont tous trop larges progressivement, d’un pied à un pied et demi.

— Mais les autres, ceux qui se rapprochent du temps où votre taille était la même ?

— Ils ne sont plus de mode, mon cher ami,