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plantes, d’air et de soleil ; je venais d’avoir quinze ans.

— Alors, il y a huit ans de cela ?

— Oui, à peu près ; j’ai perdu la mesure du temps.

— Pardon, mais que vous disait votre gouverneur pour vous encourager au travail ?

— Il me disait qu’un homme doit chercher à se faire sur la terre une fortune que Dieu lui a refusée en naissant ; il ajoutait que, pauvre, orphelin, obscur, je ne pouvais compter que sur moi, et que nul ne s’intéressait ou ne s’intéresserait jamais à ma personne. J’étais donc dans cette salle basse, et, fatigué par ma leçon d’escrime, je m’étais endormi. Mon gouverneur était dans sa chambre, au premier étage, juste au-dessus de moi. Soudain j’entendis comme un petit cri poussé par mon gouverneur. Puis il appela : « Perronnette ! Perronnette ! » C’était ma nourrice qu’il appelait.

— Oui, je sais, dit Aramis ; continuez, Monseigneur, continuez.

— Sans doute elle était au jardin, car mon gouverneur descendit l’escalier avec précipitation. Je me levai, inquiet de le voir inquiet lui-même. Il ouvrit la porte qui, du vestibule, menait au jardin, en criant toujours : « Perronnette ! Perronnette ! » Les fenêtres de la salle basse donnaient sur la cour ; les volets de ces fenêtres étaient fermés ; mais, par une fente du volet, je vis mon gouverneur s’approcher d’un large puits situé presque au-dessous des fenêtres de son cabinet de travail. Il se pencha sur la margelle, regarda dans le puits, et poussa un nouveau cri en faisant de grands gestes effarés. D’où j’étais, je pouvais non-seulement voir, mais encore entendre. Je vis donc, j’entendis donc.

— Continuez, Monseigneur, je vous en prie, dit Aramis.

— Dame Perronnette accourait aux cris de mon gouverneur. Il alla au-devant d’elle, la prit par le bras et l’entraîna vivement vers la margelle ; après quoi, se penchant avec elle dans le puits, il lui dit :

« – Regardez, regardez, quel malheur !

« – Voyons, voyons, calmez-vous, disait dame Perronnette ; qu’y a-t-il ?

« – Cette lettre, criait mon gouverneur, voyez-vous cette lettre ?

« Et il étendait la main vers le fond du puits.

« – Quelle lettre ? demanda la nourrice.

« – Cette lettre que vous voyez là-bas, c’est la dernière lettre de la reine !

« À ce mot je tressaillis. Mon gouverneur, celui qui passait pour mon père, celui qui me recommandait sans cesse la modestie et l’humilité, en correspondance avec la reine !

« – La dernière lettre de la reine ? s’écria dame Perronnette sans paraître étonnée autrement que de voir cette lettre au fond du puits. Et comment est-elle là ?

« – Un hasard, dame Perronnette, un hasard étrange ! Je rentrais chez moi ; en rentrant, j’ouvre la porte ; la fenêtre de son côté était ouverte ; un courant d’air s’établit ; je vois un papier qui s’envole, je reconnais que ce papier, c’est la lettre de la reine ; je cours à la fenêtre en poussant un cri ; le papier flotte un instant en l’air et tombe dans le puits.

« – Eh bien, dit dame Perronnette, si la lettre est tombée dans le puits, c’est comme si elle était brûlée, et, puisque la reine brûle elle-même toutes ses lettres, chaque fois qu’elle vient… »

« Chaque fois qu’elle vient ! Ainsi cette femme qui venait tous les mois, c’était la reine ? interrompit le prisonnier.

— Oui, fit de la tête Aramis.

« — Sans doute, sans doute, continua le vieux gentilhomme, mais cette lettre contenait des instructions. Comment ferai-je pour les suivre ?

« – Écrivez vite à la reine, racontez-lui la chose comme elle s’est passée, et la reine vous écrira une seconde lettre en place de celle-ci.

« – Oh ! la reine ne voudra pas croire à cet accident, dit le bonhomme en branlant la tête ; elle pensera que j’ai voulu garder cette lettre, au lieu de la lui rendre comme les autres, afin de m’en faire une arme. Elle est si défiante, et M. de Mazarin si… Ce démon d’Italien est capable de nous faire empoisonner au premier soupçon ! »

Aramis sourit avec un imperceptible mouvement de tête.

« — Vous savez, dame Perronnette, tous les deux sont si ombrageux à l’endroit de Philippe ! »

« Philippe, c’est le nom qu’on me donnait, interrompit le prisonnier.

« – Eh bien, alors, il n’y a pas à hésiter, dit dame Perronnette, il faut faire descendre quelqu’un dans le puits.

« – Oui, pour que celui qui rapportera le papier y lise en remontant.

« – Prenons, dans le village, quelqu’un qui ne sache pas lire ; ainsi vous serez tranquille.

« – Soit ; mais celui qui descendra dans le puits ne devinera-t-il pas l’importance d’un papier pour lequel on risque la vie d’un homme ? Cependant vous venez de me donner une idée, dame Perronnette ; oui, quelqu’un descendra dans le puits, et ce quelqu’un sera moi.

« Mais, sur cette proposition, dame Perronnette se mit à s’éplorer et à s’écrier de telle façon ; elle supplia si fort en pleurant le vieux gentilhomme, qu’il lui promit de se mettre en quête d’une échelle assez grande pour qu’on pût descendre dans le puits, tandis qu’elle irait jusqu’à la ferme chercher un garçon résolu, à qui l’on ferait accroire qu’il était tombé un bijou dans le puits, que ce bijou était enveloppé dans du papier, et, comme le papier, remarqua mon gouverneur, se développe à l’eau, il ne sera pas surprenant qu’on ne retrouve que la lettre tout ouverte.

« – Elle aura peut-être déjà eu le temps de s’effacer, dit dame Perronnette.

« – Peu importe, pourvu que nous ayons la lettre. En remettant la lettre à la reine, elle verra bien que nous ne l’avons pas trahie, et, par conséquent, n’excitant pas la défiance de M. de Mazarin, nous n’aurons rien à craindre de lui.

« Cette résolution prise, ils se séparèrent. Je repoussai le volet, et, voyant que mon gouverneur s’apprêtait à rentrer, je me jetai sur mes coussins avec un bourdonnement dans la tête, causé par tout ce que je venais d’entendre.

« Mon gouverneur entre-bâilla la porte quel-