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confus sous ce rapport, dit le jeune prisonnier : j’ai vu une fois cette dame avec un homme de quarante-cinq ans, à peu près ; j’ai vu une fois cette dame avec vous et avec la dame à la robe noire et aux rubans couleur de feu ; je l’ai revue deux fois depuis avec la même personne. Ces quatre personnes avec mon gouverneur et la vieille Perronnette, mon geôlier et le gouverneur, sont les seules personnes à qui j’aie jamais parlé, et, en vérité, presque les seules personnes que j’aie jamais vues.

— Mais vous étiez donc en prison.

— Si je suis en prison ici, relativement j’étais libre là-bas, quoique ma liberté fût bien restreinte ; une maison d’où je ne sortais pas, un grand jardin entouré de murs que je ne pouvais franchir, c’était ma demeure ; vous la connaissez, puisque vous y êtes venu. Au reste, habitué à vivre dans les limites de ces murs et de cette maison, je n’ai jamais désiré en sortir. Donc, vous comprenez, Monsieur, n’ayant rien vu de ce monde je ne puis rien désirer, et, si vous me racontez quelque chose, vous serez forcé de tout m’expliquer.

— Ainsi ferai-je, Monseigneur, dit Aramis en s’inclinant ; car c’est mon devoir.

— Eh bien, commencez donc par me dire ce qu’était mon gouverneur.

— Un bon gentilhomme, Monseigneur, un honnête gentilhomme surtout, un précepteur à la fois pour votre corps et pour votre âme. Avez-vous jamais eu à vous en plaindre ?

— Oh ! non, Monsieur, bien au contraire ; mais ce gentilhomme m’a dit souvent que mon père et ma mère étaient morts ; ce gentilhomme mentait-il ou disait-il la vérité ?

— Il était forcé de suivre les ordres qui lui étaient donnés.

— Alors il mentait donc ?

— Sur un point. Votre père est mort.

— Et ma mère ?

— Elle est morte pour vous.

— Mais, pour les autres, elle vit, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et moi (le jeune homme regarda Aramis), moi, je suis condamné à vivre dans l’obscurité d’une prison ?

— Hélas ! je le crois.

— Et cela, continua le jeune homme, parce que ma présence dans le monde révélerait un grand secret ?

— Un grand secret, oui.

— Pour faire enfermer à la Bastille un enfant tel que je l’étais, il faut que mon ennemi soit bien puissant.

— Il l’est.

— Plus puissant que ma mère, alors ?

— Pourquoi cela ?

— Parce que ma mère m’eût défendu.

Aramis hésita.

— Plus puissant que votre mère, oui, Monseigneur.

— Pour que ma nourrice et le gentilhomme aient été enlevés et pour qu’on m’ait séparé d’eux ainsi, j’étais donc ou ils étaient donc un bien grand danger pour mon ennemi ?

— Oui, un danger dont votre ennemi s’est délivré en faisant disparaître le gentilhomme et la nourrice, répondit tranquillement Aramis.

— Disparaître ? demanda le prisonnier. Mais de quelle façon ont-ils disparu ?

— De la façon la plus sûre, répondit Aramis ; ils sont morts.

Le jeune homme pâlit légèrement et passa une main tremblante sur son visage.

— Par le poison ? demanda-t-il.

— Par le poison.

Le prisonnier réfléchit un instant.

— Pour que ces deux innocentes créatures, reprit-il, mes seuls soutiens, aient été assassinées le même jour, il faut que mon ennemi soit bien cruel, ou bien contraint par la nécessité ; car ce digne gentilhomme et cette pauvre femme n’avaient jamais fait de mal à personne.

— La nécessité est dure dans votre maison, Monseigneur. Aussi est-ce une nécessité qui me fait, à mon grand regret, vous dire que ce gentilhomme et cette nourrice ont été assassinés.

— Oh ! vous ne m’apprenez rien de nouveau, dit le prisonnier en fronçant le sourcil.

— Comment cela ?

— Je m’en doutais.

— Pourquoi ?

— Je vais vous le dire.

En ce moment, le jeune homme, s’appuyant sur ses deux coudes, s’approcha du visage d’Aramis avec une telle expression de dignité, d’abnégation, de défi même, que l’évêque sentit l’électricité de l’enthousiasme monter en étincelles dévorantes de son cœur flétri à son crâne dur comme l’acier.

— Parlez, Monseigneur. Je vous ai déjà dit que j’expose ma vie en vous parlant. Si peu que soit ma vie, je vous supplie de la recevoir comme rançon de la vôtre.

— Eh bien, reprit le jeune homme, voici pourquoi je soupçonnais que l’on avait tué ma nourrice et mon gouverneur…

— Que vous appeliez votre père.

— Oui, que j’appelais mon père, mais dont je savais bien n’être pas le fils.

— Qui vous avait fait supposer ?…

— De même que vous êtes, vous, trop respectueux pour un ami, lui était trop respectueux pour un père.

— Moi, dit Aramis, je n’ai pas le dessein de me déguiser.

Le jeune homme fit un signe de tête et continua :

— Sans doute, je n’étais pas destiné à demeurer éternellement enfermé, dit le prisonnier, et ce qui me le fait croire, maintenant surtout, c’est le soin qu’on prenait de faire de moi un cavalier aussi accompli que possible. Le gentilhomme qui était près de moi m’avait appris tout ce qu’il savait lui-même : les mathématiques, un peu de géométrie, d’astronomie, l’escrime, le manège. Tous les matins, je faisais des armes dans une salle basse, et montais à cheval dans le jardin. Eh bien, un matin, c’était pendant l’été, car il faisait une grande chaleur, je m’étais endormi dans cette salle basse. Rien, jusque-là, ne m’avait, excepté le respect de mon gouverneur, instruit ou donné des soupçons. Je vivais comme les enfants, comme les oiseaux, comme les