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liquement le captif, j’ai donc la liberté, puisque j’ai les fleurs.

— Oh ! mais l’air ! s’écria Aramis ; l’air si nécessaire à la vie ?

— Eh bien, Monsieur, approchez-vous de la fenêtre, continua le prisonnier ; elle est ouverte. Entre le ciel et la terre, le vent roule ses tourbillons de glace, de feu, de tièdes vapeurs ou de douces brises. L’air qui vient de là caresse mon visage, quand, monté sur ce fauteuil, assis sur le dossier, le bras passé autour du barreau qui me soutient, je me figure que je nage dans le vide.

Le front d’Aramis se rembrunissait à mesure que parlait le jeune homme.

— Le jour ? continua-t-il. J’ai mieux que le jour, j’ai le soleil, un ami qui vient tous les jours me visiter sans la permission du gouverneur, sans la compagnie du guichetier. Il entre par la fenêtre, il trace dans ma chambre un grand carré long qui part de la fenêtre même et va mordre la tenture de mon lit jusqu’aux franges. Ce carré lumineux grandit de dix heures à midi, et décroît de une heure à trois, lentement, comme si, ayant eu hâte de venir, il avait regret de me quitter. Quand son dernier rayon disparaît, j’ai joui quatre heures de sa présence. Est-ce que ça ne suffit pas ? On m’a dit qu’il y avait des malheureux qui creusaient des carrières, des ouvriers qui travaillaient aux mines, et qui ne le voyaient jamais.

Aramis s’essuya le front.

— Quant aux étoiles, qui sont douces à voir, continua le jeune homme, elles se ressemblent toutes, sauf l’éclat et la grandeur. Moi, je suis favorisé ; car, si vous n’eussiez allumé cette bougie, vous eussiez pu voir la belle étoile que je voyais de mon lit avant votre arrivée, et dont le rayonnement caressait mes yeux.

Aramis baissa la tête : il se sentait submergé, sous le flot amer de cette philosophie qui est la religion de la captivité.

— Voilà donc pour les fleurs, pour l’air, pour le jour et pour les étoiles, dit le jeune homme avec la même tranquillité. Reste la promenade. Est-ce que, toute la journée, je ne me promène pas dans le jardin du gouverneur s’il fait beau, ici s’il pleut, au frais s’il fait chaud, au chaud s’il fait froid, grâce à ma cheminée pendant l’hiver ? Ah ! croyez-moi, Monsieur, ajouta le prisonnier avec une expression qui n’était pas exempte d’une certaine amertume, les hommes ont fait pour moi tout ce que peut espérer, tout ce que peut désirer un homme.

— Les hommes, soit ! dit Aramis en relevant la tête ; mais il me semble que vous oubliez Dieu.

— J’ai, en effet, oublié Dieu, répondit le prisonnier sans s’émouvoir ; mais, pourquoi me dites-vous cela ? À quoi bon parler de Dieu aux prisonniers ?

Aramis regarda en face ce singulier jeune homme, qui avait la résignation d’un martyr avec le sourire d’un athée.

— Est-ce que Dieu n’est pas dans toutes choses ? murmura-t-il d’un ton de reproche.

— Dites au bout de toute chose, répondit le prisonnier fermement.

— Soit ! dit Aramis ; mais revenons au point d’où nous sommes partis.

— Je ne demande pas mieux, fit le jeune homme.

— Je suis votre confesseur.

— Oui.

— Eh bien, comme mon pénitent, vous me devez la vérité.

— Je ne demande pas mieux que de vous la dire.

— Tout prisonnier a commis le crime qui l’a fait mettre en prison. Quel crime avez-vous commis, vous ?

— Vous m’avez déjà demandé cela, la première fois que vous m’avez vu, dit le prisonnier.

— Et vous avez éludé ma réponse, cette fois, comme aujourd’hui.

— Et pourquoi, aujourd’hui, pensez-vous que je vous répondrai ?

— Parce que, aujourd’hui, je suis votre confesseur.

— Alors, si vous voulez que je vous dise quel crime j’ai commis, expliquez-moi ce que c’est qu’un crime. Or, comme je ne sais rien en moi qui me fasse des reproches, je dis que je ne suis pas criminel.

— On est criminel parfois aux yeux des grands de la terre, non-seulement pour avoir commis des crimes, mais parce que l’on sait que des crimes ont été commis.

Le prisonnier prêtait une attention extrême.

— Oui, dit-il après un moment de silence, je comprends ; oui, vous avez raison, Monsieur ; il se pourrait bien que, de cette façon, je fusse criminel aux yeux des grands.

— Ah ! vous savez donc quelque chose ? dit Aramis, qui crut avoir entrevu, non pas le défaut, mais la jointure de la cuirasse.

— Non, je ne sais rien, répondit le jeune homme ; mais je pense quelquefois, et je me dis, à ces moments-là…

— Que vous dites-vous ?

— Que, si je voulais penser plus, ou je deviendrais fou, ou je devinerais bien des choses.

— Eh bien, alors ? demanda Aramis avec impatience.

— Alors, je m’arrête.

— Vous vous arrêtez ?

— Oui, ma tête est lourde, mes idées deviennent tristes, je sens l’ennui qui me prend ; je désire…

— Quoi ?

— Je n’en sais rien ; car je ne veux pas me laisser prendre au désir de choses que je n’ai pas, moi qui suis si content de ce que j’ai.

— Vous craignez la mort ? dit Aramis avec une légère inquiétude.

— Oui, dit le jeune homme en souriant.

Aramis sentit le froid de ce sourire et frémit.

— Oh ! puisque vous avez peur de la mort, vous en savez plus que vous n’en dites, s’écria-t-il.

— Mais vous, répondit le prisonnier, vous qui me faites dire de vous demander ; vous qui, lorsque je vous ai demandé, entrez ici en me promettant tout un monde de révélations, d’où vient que c’est vous maintenant qui vous taisez et moi qui parle ? Puisque nous portons chacun