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représente son ami heureux ou allègre. Jamais le pigeon qui voyage n’inspire autre chose que la terreur au pigeon resté au logis.

Grimaud passa donc de l’inquiétude à la terreur. Il récapitula tout ce qui s’était passé : la lettre de d’Artagnan à Athos, lettre à la suite de laquelle Athos avait paru si chagrin ; puis la visite de Raoul à Athos, visite à la suite de laquelle Athos avait demandé ses ordres et son habit de cérémonie ; puis cette entrevue avec le roi, entrevue à la suite de laquelle Athos était rentré si sombre ; puis cette explication entre le père et le fils, explication à la suite de laquelle Athos avait si tristement embrassé Raoul, tandis que Raoul s’en allait si tristement chez lui ; enfin l’arrivée de d’Artagnan mordant sa moustache, arrivée à la suite de laquelle M. le comte de La Fère était monté en carrosse avec d’Artagnan. Tout cela composait un drame en cinq actes fort clair, surtout pour un analyste de la force de Grimaud.

Et d’abord Grimaud eut recours aux grands moyens ; il alla chercher dans le justaucorps laissé par son maître la lettre de M. d’Artagnan. Cette lettre s’y trouvait encore, et voici ce qu’elle contenait :

« Cher ami, Raoul est venu me demander des renseignements sur la conduite de mademoiselle de La Vallière durant le séjour de notre jeune ami à Londres. Moi, je suis un pauvre capitaine de mousquetaires dont les oreilles sont rebattues tout le jour des propos de caserne et de ruelle. Si j’avais dit à Raoul ce que je crois savoir, le pauvre garçon en fût mort ; mais, moi qui suis au service du roi, je ne puis raconter les affaires du roi. Si le cœur vous en dit, marchez ! La chose vous regarde plus que moi et presque autant que Raoul. »

Grimaud s’arracha une demi-pincée de cheveux. Il eût fait mieux si sa chevelure eût été plus abondante.

— Voilà, dit-il, le nœud de l’énigme. La jeune fille a fait des siennes. Ce qu’on dit d’elle et du roi est vrai. Notre jeune maître est trompé. Il doit le savoir. M. le comte a été trouver le roi et lui a dit son fait. Et puis le roi a envoyé M. d’Artagnan pour arranger l’affaire. Ah ! mon Dieu, continua Grimaud, M. le comte est rentré sans son épée.

Cette découverte fit monter la sueur au front du brave homme. Il ne s’arrêta pas plus longtemps à conjecturer, il enfonça son chapeau sur la tête et courut au logis de Raoul.

Après la sortie de Louise, Raoul avait dompté sa douleur, sinon son amour, et, forcé de regarder en avant dans cette route périlleuse où l’entraînaient la folie et la rébellion, il avait vu du premier coup d’œil son père en butte à la résistance royale, puisque Athos s’était d’abord offert à cette résistance.

En ce moment de lucidité toute sympathique, le malheureux jeune homme se rappela justement les signes mystérieux d’Athos, la visite inattendue de d’Artagnan, et le résultat de tout ce conflit entre un prince et un sujet apparut à ses yeux épouvantés.

D’Artagnan en service, c’est-à-dire cloué à son poste, ne venait certes pas chez Athos pour le plaisir de voir Athos. Il venait pour lui dire quelque chose. Ce quelque chose, en d’aussi pénibles conjonctures, était un malheur ou un danger. Raoul frémit d’avoir été égoïste, d’avoir oublié son père pour son amour, d’avoir, en un mot, cherché la rêverie ou la jouissance du désespoir, alors qu’il s’agissait peut-être de repousser l’attaque imminente dirigée contre Athos.

Ce sentiment le fit bondir. Il ceignit son épée et courut d’abord à la demeure de son père. En chemin, il se heurta contre Grimaud, qui, parti du pôle opposé, s’élançait avec la même ardeur à la recherche de la vérité. Ces deux hommes s’étreignirent l’un et l’autre ; ils en étaient l’un et l’autre au même point de la parabole décrite par leur imagination.

— Grimaud ! s’écria Raoul.

— Monsieur Raoul ! s’écria Grimaud.

— M. le comte va bien ?

— Tu l’as vu ?

— Non ; où est-il ?

— Je le cherche.

— Et M. d’Artagnan ?

— Sorti avec lui.

— Quand ?

— Dix minutes après votre départ.

— Comment sont-ils sortis ?

— En carrosse.

— Où vont-ils ?

— Je ne sais.

— Mon père a pris de l’argent ?

— Non.

— Une épée ?

— Non.

— Grimaud !

— Monsieur Raoul !

— J’ai idée que M. d’Artagnan venait pour…

— Pour arrêter M. le comte, n’est-ce pas ?

— Oui, Grimaud.

— Je l’aurais juré !

— Quel chemin ont-ils pris ?

— Le chemin des quais.

— La Bastille ?

— Ah ! mon Dieu, oui.

— Vite, courons !

— Oui, courons !

— Mais où cela ? dit soudain Raoul avec accablement.

— Passons chez M. d’Artagnan ; nous saurons peut-être quelque chose.

— Non ; si l’on s’est caché de moi chez mon père, on s’en cachera partout. Allons chez… Oh ! mon Dieu ! mais je suis fou aujourd’hui, mon bon Grimaud.

— Quoi donc ?

— J’ai oublié M. du Vallon.

— M. Porthos ?

— Qui m’attend toujours ! Hélas ! je te le disais, je suis fou.

— Qui vous attend, où cela ?

— Aux Minimes de Vincennes !

— Ah ! mon Dieu !… Heureusement, c’est du côté de la Bastille !

— Allons, vite !

— Monsieur, je vais faire seller les chevaux.

— Oui, mon ami, va.