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larmes plein les yeux, aussi vrai que je n’ai d’autre défense que ma franchise, je n’ai pas non plus d’autre douleur que celle que je lis dans vos yeux.

Raoul essaya de sourire.

— Non, dit la jeune fille avec une conviction profonde, non, vous ne me ferez pas cette injure de vous dissimuler devant moi. Vous m’aimiez, vous ; vous étiez sûr de m’aimer ; vous ne vous trompiez pas vous-même, vous ne mentiez pas à votre propre cœur, tandis que moi, moi !…

Et toute pâle, les bras tendus au-dessus de sa tête, elle se laissa tomber sur les genoux.

— Tandis que vous, dit Raoul, vous me disiez que vous m’aimiez, et vous en aimiez un autre !

— Hélas ! oui, s’écria la pauvre enfant ; hélas ! oui, j’en aime un autre ; et cet autre… mon Dieu ! laissez-moi dire, car c’est ma seule excuse, Raoul ; cet autre, je l’aime plus que je n’aime ma vie, plus que je n’aime Dieu. Pardonnez-moi ma faute ou punissez ma trahison, Raoul. Je suis venue ici, non pour me défendre, mais pour vous dire : Vous savez ce que c’est qu’aimer ? Eh bien, j’aime ! J’aime à donner ma vie, à donner mon âme à celui que j’aime ! S’il cesse de m’aimer jamais, je mourrai de douleur, à moins que Dieu ne me secoure, à moins que le Seigneur ne me prenne en miséricorde. Raoul, je suis ici pour subir votre volonté, quelle qu’elle soit ; pour mourir si vous voulez que je meure. Tuez-moi donc, Raoul, si, dans votre cœur, vous croyez que je mérite la mort.

— Prenez-y garde, Mademoiselle, dit Raoul ; la femme qui demande la mort est celle qui ne peut plus donner que son sang à l’amant trahi.

— Vous avez raison, dit-elle.

Raoul poussa un profond soupir.

— Et vous aimez sans pouvoir oublier ? s’écria Raoul.

— J’aime sans vouloir oublier, sans désir d’aimer jamais ailleurs, répondit La Vallière.

— Bien ! fit Raoul. Vous m’avez dit, en effet, tout ce que vous aviez à me dire, tout ce que je pouvais désirer savoir. Et maintenant, Mademoiselle, c’est moi qui vous demande pardon, c’est moi qui ai failli être un obstacle dans votre vie, c’est moi qui ai eu tort, c’est moi qui, en me trompant, vous aidais à vous tromper.

— Oh ! fit La Vallière, je ne vous demande pas tant, Raoul.

— Tout cela est ma faute, Mademoiselle, continua Raoul ; plus instruit que vous dans les difficultés de la vie, c’était à moi de vous éclairer ; je devais ne pas me reposer sur l’incertain, je devais faire parler votre cœur, tandis que j’ai fait à peine parler votre bouche. Je vous le répète, Mademoiselle, je vous demande pardon.

— C’est impossible, c’est impossible ! s’écria-t-elle. Vous me raillez !

— Comment, impossible ?

— Oui, il est impossible d’être bon, d’être excellent, d’être parfait à ce point.

— Prenez garde ! dit Raoul avec un sourire amer ; car tout à l’heure vous allez peut-être dire que je ne vous aimais pas.

— Oh ! vous m’aimez comme un tendre frère ; laissez-moi espérer cela, Raoul.

— Comme un tendre frère ? Détrompez-vous, Louise. Je vous aimais comme un amant, comme un époux, comme le plus tendre des hommes qui vous aiment.

— Raoul ! Raoul !

— Comme un frère ? Oh ! Louise, je vous aimais à donner pour vous tout mon sang goutte à goutte, toute ma chair lambeau par lambeau, toute mon éternité heure par heure.

— Raoul, Raoul, par pitié !

— Je vous aimais tant, Louise, que mon cœur est mort, que ma foi chancelle, que mes yeux s’éteignent ; je vous aimais tant, que je ne vois plus rien, ni sur la terre, ni dans le ciel.

— Raoul, Raoul, mon ami, je vous en conjure, épargnez-moi ! s’écria La Vallière. Oh ! si j’avais su !…

— Il est trop tard, Louise ; vous aimez, vous êtes heureuse ; je lis votre joie à travers vos larmes ; derrière les larmes que verse votre loyauté, je sens les soupirs qu’exhale votre amour. Louise, Louise, vous avez fait de moi le dernier des hommes : retirez-vous, je vous en conjure. Adieu ! adieu !

— Pardonnez-moi, je vous en supplie !

— Eh ! n’ai-je pas fait plus ? Ne vous ai-je pas dit que je vous aimais toujours ?

Elle cacha son visage entre ses mains.

— Et vous dire cela, comprenez-vous, Louise ? vous le dire dans un pareil moment, vous le dire comme je vous le dis, c’est vous dire ma sentence de mort. Adieu !

La Vallière voulut tendre ses mains vers lui.

— Nous ne devons plus nous voir dans ce monde, dit-il.

Elle voulut s’écrier : il lui ferma la bouche avec la main. Elle baisa cette main et s’évanouit.

— Olivain, dit Raoul, prenez cette jeune dame et la portez dans sa chaise, qui attend à la porte.

Olivain la souleva. Raoul fit un mouvement pour se précipiter vers La Vallière, pour lui donner le premier et le dernier baiser ; puis, s’arrêtant tout à coup :

— Non, dit-il, ce bien n’est pas à moi. Je ne suis pas le roi de France, pour voler !

Et il rentra dans sa chambre, tandis que le laquais emportait La Vallière toujours évanouie.


CCI

CE QU’AVAIT DEVINÉ RAOUL


Raoul parti, les deux exclamations qui l’avaient suivi exhalées, Athos et d’Artagnan se retrouvèrent seuls, en face l’un de l’autre.

Athos reprit aussitôt l’air empressé qu’il avait à l’arrivée de d’Artagnan.

— Eh bien, dit-il, cher ami, que veniez-vous m’annoncer ?

— Moi ? demanda d’Artagnan.

— Sans doute, vous. On ne vous envoie pas ainsi sans cause ?

Athos sourit.

— Dame ! fit d’Artagnan.