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— Qui parle de l’honneur du roi, monsieur de La Fère ?

— L’honneur du roi, sire, est fait de l’honneur de toute sa noblesse. Quand le roi offense un de ses gentilshommes, c’est-à-dire quand il lui prend un morceau de son honneur, c’est à lui-même, au roi, que cette part d’honneur est dérobée.

— Monsieur de La Fère !

— Sire, vous avez envoyé à Londres le vicomte de Bragelonne avant d’être l’amant de mademoiselle de La Vallière, ou depuis que vous êtes son amant ?

Le roi, irrité, surtout parce qu’il se sentait dominé, voulut congédier Athos par un geste.

— Sire, je vous dirai tout, répliqua le comte ; je ne sortirai d’ici que satisfait par Votre Majesté ou par moi-même. Satisfait si vous m’avez prouvé que vous avez raison ; satisfait si je vous ai prouvé que vous avez tort. Oh ! vous m’écouterez, sire. Je suis vieux et je tiens à tout ce qu’il y a de vraiment grand et de vraiment fort dans le royaume. Je suis un gentilhomme qui a versé son sang pour votre père et pour vous, sans jamais avoir rien demandé, ni à vous ni à votre père. Je n’ai fait de tort à personne en ce monde et j’ai obligé des rois ! Vous m’écouterez ! Je viens vous demander compte de l’honneur d’un de vos serviteurs que vous avez abusé par un mensonge ou trahi par une faiblesse. Je sais que ces mots irritent Votre Majesté ; mais les faits nous tuent, nous autres ; je sais que vous cherchez quel châtiment vous ferez subir à ma franchise ; mais je sais, moi, quel châtiment je demanderai à Dieu de vous infliger, quand je lui raconterai votre parjure et le malheur de mon fils.

Le roi se promenait à grands pas, la main sur la poitrine, la tête roidie, l’œil flamboyant.

— Monsieur, s’écria-t-il tout à coup, si j’étais pour vous le roi, vous seriez déjà puni ; mais je ne suis qu’un homme, et j’ai le droit d’aimer sur la terre ceux qui m’aiment, bonheur si rare !

— Vous n’avez pas plus ce droit comme homme que comme roi ; ou, si vous vouliez le prendre loyalement, il fallait prévenir M. de Bragelonne au lieu de l’exiler.

— Je crois que je discute, en vérité ! interrompit Louis XIV, avec cette majesté que lui seul savait trouver à un point si remarquable dans le regard et dans la voix.

— J’espérais que vous me répondriez, dit le comte.

— Vous saurez tantôt ma réponse, monsieur.

— Vous savez ma pensée, répliqua M. de La Fère.

— Vous avez oublié que vous parliez au roi, monsieur, c’est un crime !

— Vous avez oublié que vous brisiez la vie de deux gentilshommes ; c’est un péché mortel, sire !

— Sortez, maintenant !

— Pas avant de vous avoir dit : Fils de Louis XIII, vous commencez mal votre règne, car vous le commencez par le rapt et la déloyauté ! ma race et moi, nous sommes dégagés envers vous de toute cette affection et de tout ce respect que j’avais fait jurer à mon fils dans les caveaux de Saint-Denis, en présence des restes de vos nobles aïeux. Vous êtes devenu notre ennemi, sire, et nous n’avons plus affaire désormais qu’à Dieu, notre seul maître. Prenez-y garde !

— Vous menacez !

— Oh ! non, dit tristement Athos, et je n’ai pas plus de bravade que de peur dans l’âme. Dieu, dont je vous parle, sire, m’entend parler ; il sait que, pour l’intégrité, pour l’honneur de votre couronne, je verserais encore à présent tout ce que m’ont laissé de sang vingt années de guerre civile et étrangère. Je puis donc vous assurer que je ne menace pas le roi plus que je ne menace l’homme ; mais je vous dis, à vous : Vous perdez deux serviteurs pour avoir tué la foi dans le cœur du père et l’amour dans le cœur du fils. L’un ne croit plus à la parole royale, l’autre ne croit plus à la loyauté des hommes, ni à la pureté des femmes. L’un est mort au respect et l’autre à l’obéissance. Adieu.

Cela dit, Athos brisa son épée sur son genou, en déposa lentement les deux morceaux sur le parquet, et, saluant le roi, qui étouffait de rage et de honte, il sortit du cabinet.

Louis, abîmé sur sa table passa quelques minutes à se remettre, et se relevant soudain, il sonna violemment.

— Qu’on appelle M. d’Artagnan ! dit-il aux huissiers épouvantés.


CXCVIII

SUITE D’ORAGE


Sans doute nos lecteurs se sont déjà demandé comment Athos s’était si bien à point trouvé chez le roi, lui dont ils n’avaient point entendu parler depuis un long temps. Notre prétention, comme romancier, étant surtout d’enchaîner les événements les uns aux autres avec une logique presque fatale, nous nous tenions prêt à répondre et nous répondons à cette question.

Porthos, fidèle à son devoir d’arrangeur d’affaires avait, en quittant le Palais-Royal, été rejoindre Raoul aux Minimes du bois de Vincennes, et lui avait raconté, dans ses moindres détails, son entretien avec M. de Saint-Aignan ; puis il avait terminé en disant que le message du roi à son favori n’amènerait, probablement, qu’un retard momentané, et qu’en quittant le roi de Saint-Aignan s’empresserait de se rendre à l’appel que lui avait fait Raoul.

Mais Raoul, moins crédule que son vieil ami, avait conclu, du récit de Porthos, que, si de Saint-Aignan allait chez le roi, de Saint-Aignan conterait tout au roi, le roi défendrait à Saint-Aignan de se présenter sur le terrain. Il avait donc, en conséquence de cette réflexion, laissé Porthos garder la place, au cas, fort peu probable, où de Saint-Aignan viendrait, et encore avait-il bien engagé Porthos à ne pas rester sur