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— Mais dans quel but cette trappe et cet escalier ?

— Dame ! je l’ignore. Voulez-vous que nous descendions chez M. de Saint Aignan ? Peut-être y trouverons-nous l’explication de l’énigme.

Et Madame donna l’exemple en descendant elle-même.

Raoul la suivit en soupirant.

Chaque marche qui craquait sous les pieds de Bragelonne le faisait pénétrer d’un pas dans cet appartement mystérieux, qui renfermait encore les soupirs de La Vallière, et les plus suaves parfums de son corps.

Bragelonne reconnut, en absorbant l’air par ses haletantes aspirations, que la jeune fille avait dû passer par là.

Puis, après ces émanations, preuves invisibles, mais certaines, vinrent les fleurs qu’elle aimait, les livres qu’elle avait choisis. Raoul eut-il conservé un seul doute, qu’il l’eût perdu à cette secrète harmonie des goûts et des alliances de l’esprit avec l’usage des objets qui accompagnent la vie. La Vallière était pour Bragelonne en vivante présence dans les meubles, dans le choix des étoffes, dans les reflets mêmes du parquet.

Muet et écrasé, il n’avait plus rien à apprendre, et ne suivait plus son impitoyable conductrice que comme le patient suit le bourreau.

Madame, cruelle comme une femme délicate et nerveuse, ne lui faisait grâce d’aucun détail.

Mais, il faut le dire, malgré l’espèce d’apathie dans laquelle il était tombé, aucun de ces détails, fût-il resté seul, n’eût échappé à Raoul. Le bonheur de la femme qu’il aime, quand ce bonheur lui vient d’un rival, est une torture pour un jaloux. Mais, pour un jaloux tel que l’était Raoul, pour ce cœur qui, pour la première fois s’imprégnait de fiel, le bonheur de Louise, c’était une mort ignominieuse, la mort du corps et de l’âme.

Il devina tout : les mains qui s’étaient serrées, les visages rapprochés qui s’étaient mariés en face des miroirs, sorte de serment si doux pour les amants qui se voient deux fois, afin de mieux graver le tableau dans leur souvenir.

Il devina le baiser invisible sous les épaisses portières retombant délivrées de leurs embrasses. Il traduisit en fiévreuses douleurs l’éloquence des lits de repos, enfouis dans leur ombre.

Ce luxe, cette recherche pleine d’enivrement, ce soin minutieux d’épargner tout déplaisir à l’objet aimé, ou de lui causer une gracieuse surprise ; cette puissance de l’amour multipliée par la puissance royale, frappa Raoul d’un coup mortel. Oh ! s’il est un adoucissement aux poignantes douleurs de la jalousie, c’est l’infériorité de l’homme qu’on vous préfère : tandis qu’au contraire s’il est un enfer dans l’enfer, une torture sans nom dans la langue, c’est la toute-puissance d’un dieu mise à la disposition d’un rival, avec la jeunesse, la beauté, la grâce. Dans ces moments-là, Dieu lui-même semble avoir pris parti contre l’amant dédaigné.

Une dernière douleur était réservée au pauvre Raoul : madame Henriette souleva un rideau de soie, et, derrière le rideau, il aperçut le portrait de La Vallière.

Non-seulement le portrait de La Vallière, mais de La Vallière jeune, belle, joyeuse, aspirant la vie par tous les pores, parce qu’à dix-huit ans, la vie, c’est l’amour.

— Louise ! murmura Bragelonne, Louise ! C’est donc vrai ? Oh ! tu ne m’as jamais aimé, car jamais tu ne m’as regardé ainsi.

Et il lui sembla que son cœur venait d’être tordu dans sa poitrine.

Madame Henriette le regardait, presque envieuse de cette douleur, quoiqu’elle sût bien n’avoir rien à envier, et qu’elle était aimée de Guiche comme La Vallière était aimée de Bragelonne.

Raoul surprit ce regard de madame Henriette.

— Oh ! pardon, pardon, dit-il ; je devrais être plus maître de moi, je le sais, me trouvant en face de vous, Madame. Mais, puisse le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, ne jamais vous frapper du coup qui m’atteint en ce moment ! Car vous êtes femme, et sans doute vous ne pourriez pas supporter une pareille douleur. Pardonnez-moi, je ne suis qu’un pauvre gentilhomme, tandis que vous êtes, vous, de la race de ces heureux, de ces tout-puissants, de ces élus…

— Monsieur de Bragelonne, répliqua Henriette, un cœur comme le vôtre mérite les soins et les égards d’un cœur de reine. Je suis votre amie, Monsieur ; aussi n’ai-je point voulu que toute votre vie soit empoisonnée par la perfidie et souillée par le ridicule. C’est moi qui, plus brave que tous les prétendus amis, j’excepte M. de Guiche, vous ai fait revenir de Londres ; c’est moi qui vous fournis les preuves douloureuses, mais nécessaires, qui seront votre guérison, si vous êtes un courageux amant et non pas un Amadis pleurard. Ne me remerciez pas ; plaignez-moi même, et ne servez pas moins bien le roi.

Raoul sourit avec amertume.

— Ah ! c’est vrai, dit-il, j’oubliais ceci : le roi est mon maître.

— Il y va de votre liberté ! il y va de votre vie !

Un regard clair et pénétrant de Raoul apprit à madame Henriette qu’elle se trompait, et que son dernier argument n’était pas de ceux qui touchassent ce jeune homme.

— Prenez garde, monsieur de Bragelonne, dit-elle ; mais, en ne pesant pas toutes vos actions, vous jetteriez dans la colère un prince disposé à s’emporter hors des limites de la raison ; vous jetteriez dans la douleur vos amis et votre famille ; inclinez-vous, soumettez-vous, guérissez-vous.

— Merci, Madame, dit-il. J’apprécie le conseil que Votre Altesse me donne, et je tâcherai de le suivre ; mais, un dernier mot je vous prie.

— Dites.

— Est-ce une indiscrétion que de vous demander le secret de cet escalier, de cette trappe, de ce portrait, secret que vous avez découvert ?

— Oh ! rien de plus simple ; j’ai, pour cause de surveillance, le double des clefs de mes filles ; il m’a paru étrange que La Vallière se renfermât si souvent ; il m’a paru étrange que M. de Saint-Aignan changeât de logis  ; il m’a paru étrange