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guérir un orgueil blessé, s’était fait un cœur amoureux.

Nous savons, nous, ce que Madame avait fait pour rappeler Raoul, éloigné par Louis XIV. Sa lettre à Charles II, Raoul ne la connaissait pas ; mais d’Artagnan l’avait bien devinée.

Cet inexplicable mélange de l’amour et de la vanité, ces tendresses inouïes, ces perfidies énormes, qui les expliquera ? Personne, pas même l’ange mauvais qui allume la coquetterie au cœur des femmes.

— Monsieur de Bragelonne, dit la princesse après un silence, êtes-vous revenu content ?

Bragelonne regarda madame Henriette, et, la voyant pâle de ce qu’elle cachait, de ce qu’elle retenait, de ce qu’elle brûlait de dire :

— Content ? dit-il ; de quoi voulez-vous que je sois content ou mécontent, Madame ?

— Mais de quoi peut être content ou mécontent un homme de votre âge et de votre mine ?

— Comme elle va vite ! pensa Raoul effrayé ; que va-t-elle souffler en mon cœur ?

Puis, effrayé de ce qu’il allait apprendre et voulant reculer le moment si désiré, mais si terrible, où il apprendrait tout :

— Madame, répliqua-t-il, j’avais laissé un tendre ami en bonne santé, je l’ai retrouvé malade.

— Voulez-vous parler de M. de Guiche ? demanda madame Henriette avec une imperturbable tranquillité ; c’est, dit-on, un ami très-cher à vous ?

— Oui, Madame.

— Eh bien, c’est vrai, il a été blessé ; mais il va mieux. Oh ! M. de Guiche n’est pas à plaindre, dit-elle vite.

Puis, se reprenant :

— Est-ce qu’il est à plaindre ? dit-elle ; est-ce qu’il s’est plaint ? est-ce qu’il a un chagrin quelconque que nous ne connaîtrions pas ?

— Je ne parle que de sa blessure, Madame.

— À la bonne heure ; car, pour le reste, M. de Guiche semble être fort heureux : on le voit d’une humeur joyeuse. Tenez, monsieur de Bragelonne, je suis bien sûre que vous choisiriez encore d’être blessé comme lui au corps !… Qu’est-ce qu’une blessure au corps ?

Raoul tressaillit.

— Elle y revient, dit-il. Hélas !…

Il ne répliqua rien.

— Plaît-il ? fit-elle.

— Je n’ai rien dit, Madame.

— Vous n’avez rien dit ! Vous me désapprouvez donc ? Vous êtes donc satisfait ?

Raoul se rapprocha.

— Madame, dit-il, Votre Altesse Royale veut me dire quelque chose, et sa générosité naturelle la pousse à ménager ses paroles. Veuille Votre Altesse ne plus rien ménager. Je suis fort et j’écoute.

— Ah ! répliqua Henriette, que comprenez-vous, maintenant ?

— Ce que Votre Altesse veut me faire comprendre.

Et Raoul trembla, malgré lui, en prononçant ces mots.

— En effet, murmura la princesse. C’est cruel ; mais puisque j’ai commencé…

— Oui, Madame, puisque Votre Altesse a daigné commencer, qu’elle daigne achever…

Henriette se leva précipitamment et fit quelques pas dans sa chambre.

— Que vous a dit M. de Guiche ? dit-elle soudain.

— Rien, Madame.

— Rien ! il ne vous a rien dit ? oh ! que je le reconnais bien là !

— Il voulait me ménager, sans doute.

— Et voilà ce que les amis appellent l’amitié ! Mais M. d’Artagnan, que vous quittez, il vous a parlé, lui ?

— Pas plus que de Guiche, Madame.

Henriette fit un mouvement d’impatience.

— Au moins, dit-elle, vous savez tout ce que la cour a su ?

— Je ne sais rien du tout, Madame.

— Ni la scène de l’orage ?

— Ni la scène de l’orage !…

— Ni les tête-à-tête dans la forêt ?

— Ni les tête-à-tête dans la forêt !…

— Ni la fuite à Chaillot ?

Raoul, qui penchait comme la fleur tranchée par la faucille, fit des efforts surhumains pour sourire, et répondit avec une exquise douceur :

— J’ai eu l’honneur de dire à Votre Altesse Royale que je ne sais absolument rien. Je suis un pauvre oublié qui arrive d’Angleterre ; entre les gens d’ici et moi, il y avait tant de flots bruyants, que le bruit de toutes les choses dont Votre Altesse me parle n’ont pu arriver à mon oreille.

Henriette fut touchée de cette pâleur, de cette mansuétude, de ce courage. Le sentiment dominant de son cœur, à ce moment, c’était un vif désir d’entendre chez le pauvre amant le souvenir de celle qui le faisait ainsi souffrir.

— Monsieur de Bragelonne, dit-elle, ce que vos amis n’ont pas voulu faire, je veux le faire pour vous, que j’estime et que j’aime. C’est moi qui serai votre amie. Vous portez ici la tête comme un honnête homme, et je ne veux pas que vous la courbiez sous le ridicule ; dans huit jours, on dirait sous du mépris.

— Ah ! fit Raoul livide, c’en est déjà là ?

— Si vous ne savez pas, dit la princesse, je vois que vous devinez ; vous étiez le fiancé de mademoiselle de La Vallière, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame.

— À ce titre, je vous dois un avertissement ; comme, d’un jour à l’autre, je chasserai mademoiselle de La Vallière de chez moi…

— Chasser La Vallière ! s’écria Bragelonne.

— Sans doute. Croyez-vous que j’aurai toujours égard aux larmes et aux jérémiades du roi ? Non, non, ma maison ne sera pas plus longtemps commode pour ces sortes d’usages ; mais vous chancelez !…

— Non, Madame, pardon, dit Bragelonne en faisant un effort ; j’ai cru que j’allais mourir, voilà tout. Votre Altesse Royale me faisait l’honneur de me dire que le roi avait pleuré, supplié.

— Oui, mais en vain.

Et elle raconta à Raoul la scène de Chaillot et le désespoir du roi au retour ; elle raconta son indulgence à elle-même, et le terrible mot