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— Promettez-moi, mon ami, de me plaindre, cela me suffira, et laissez-moi sortir d’affaire tout seul.

— Ah bien, oui ! t’embourber, à la bonne heure ! Place-toi ici, à cette table, et prends la plume.

— Pour quoi faire ?

— Pour écrire à la Montalais et lui demander un rendez-vous.

— Ah ! fit Raoul en se jetant sur la plume que lui tendait le capitaine.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et un mousquetaire, s’approchant de d’Artagnan :

— Mon capitaine, dit-il, il y a la mademoiselle de Montalais qui voudrait vous parler.

— À moi ? murmura d’Artagnan. Qu’elle entre, et je verrai bien si c’était à moi qu’elle voulait parler.

Le rusé capitaine avait flairé juste.

Montalais, en entrant, vit Raoul, et s’écria :

— Monsieur ! Monsieur !… Pardon, monsieur d’Artagnan.

— Je vous pardonne, Mademoiselle, dit d’Artagnan ; je sais qu’à mon âge ceux qui me cherchent bien ont besoin de moi.

— Je cherchais M. de Bragelonne, répondit Montalais.

— Comme cela se trouve ! Il vous cherchait aussi. Raoul, ne voulez-vous pas aller avec Mademoiselle ?

— De tout mon cœur.

— Allez donc !

Et il poussa doucement Raoul hors du cabinet ; puis, prenant la main de Montalais :

— Soyez bonne fille, dit-il tout bas ; ménagez-le, et ménagez-la.

— Ah ! dit-elle sur le même ton, ce n’est pas moi qui lui parlerai.

— Comment cela ?

— C’est Madame qui le fait chercher.

— Ah ! bon ! s’écria d’Artagnan, c’est Madame ! Avant une heure, le pauvre garçon sera guéri.

— Ou mort ! fit Montalais avec compassion. Adieu, monsieur d’Artagnan !

Et elle courut rejoindre Raoul, qui l’attendait loin de la porte, bien intrigué, bien inquiet de ce dialogue qui ne promettait rien de bon.


CXCI

DEUX JALOUSIES


Les amants sont tendres pour tout ce qui touche leur bien-aimée ; Raoul ne se vit pas plus tôt avec Montalais, qu’il lui baisa la main avec ardeur.

— La, la, dit tristement la jeune fille. Vous placez là des baisers à fonds perdus, cher monsieur Raoul ; je vous garantis même qu’ils ne vous rapporteront pas intérêt.

— Comment ?… quoi ?… M’expliquerez-vous, ma chère Aure ?…

— C’est Madame qui vous expliquera tout cela. C’est chez elle que je vous conduis.

— Quoi !…

— Silence ! et pas de ces regards effarouchés. Les fenêtres, ici, ont des yeux, les murs de larges oreilles. Faites-moi le plaisir de ne plus me regarder ; faites-moi le plaisir de me parler très-haut de la pluie, du beau temps et des agréments de l’Angleterre.

— Enfin…

— Ah !… je vous préviens que quelque part, je ne sais où, mais quelque part, Madame doit avoir un œil ouvert et une oreille tendue. Je ne me soucie pas, vous comprenez, d’être chassée ou embastillée. Parlons, vous dis-je, ou plutôt ne parlons pas.

Raoul serra ses poings, enleva le pas et fit la mine d’un homme de cœur, c’est vrai, mais d’un homme de cœur qui va au supplice.

Montalais, l’œil éveillé, la démarche leste, la tête à tout vent, le précédait.

Raoul fut introduit immédiatement dans le cabinet de Madame.

— Allons, pensa-t-il, cette journée se passera sans que je sache rien. De Guiche a eu trop pitié de moi ; il s’est entendu avec Madame, et tous deux, par un complot amical, éloignent la solution du problème. Que n’ai-je là un bon ennemi !… ce serpent de de Wardes, par exemple ; il mordrait, c’est vrai ; mais je n’hésiterais plus… Hésiter… douter… mieux vaut mourir !

Raoul était devant Madame.

Henriette, plus charmante que jamais, se tenait à demi renversée dans un fauteuil, ses pieds mignons sur un coussin de velours brodé ; elle jouait avec un petit chat aux soies touffues, qui lui mordillait les doigts et se pendait aux guipures de son col.

Madame songeait ; elle songeait profondément ; il lui fallut la voix de Montalais, celle de Raoul, pour la faire sortir de cette rêverie.

— Votre Altesse m’a mandé ? répéta Raoul.

Madame secoua la tête comme si elle se réveillait.

— Bonjour, monsieur de Bragelonne, dit-elle ; oui, je vous ai mandé. Vous voilà donc revenu d’Angleterre ?

— Au service de Votre Altesse Royale.

— Merci ! Laissez-nous, Montalais.

Montalais sortit.

— Vous avez bien quelques minutes à me donner, n’est-ce pas, monsieur de Bragelonne ?

— Toute ma vie appartient à Votre Altesse Royale, repartit avec respect Raoul, qui devinait quelque chose de sombre sous toutes ces politesses de Madame, et à qui ce sombre ne déplaisait pas, persuadé qu’il était d’une certaine affinité des sentiments de Madame avec les siens. En effet, ce caractère étrange de la princesse, tous les gens intelligents de la cour en connaissaient la volonté capricieuse et le fantasque despotisme.

Madame avait été flattée outre mesure des hommages du roi ; Madame avait fait parler d’elle et inspiré à la reine cette jalousie mortelle qui est le ver rongeur de toutes les félicités féminines ; Madame, en un mot, pour