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après la scène dont il avait vu la fin chez La Vallière. Le roi, Montalais, Louise, cette chambre, cette exclusion étrange, cette douleur de Louise, cet effroi de Montalais, ce courroux du roi, tout lui présageait un malheur. Mais lequel ?

Arrivé de Londres parce qu’on lui annonçait un danger, il trouvait du premier coup l’apparence de ce danger. N’était-ce point assez pour un amant ? oui, certes ; mais ce n’était point assez pour un noble cœur, fier de s’exposer sur une droiture égale à la sienne.

Cependant Raoul ne chercha pas les explications là où vont tout de suite les chercher les amants jaloux ou moins timides. Il n’alla point dire à sa maîtresse : « Louise, est-ce que vous ne m’aimez plus ? Louise, est-ce que vous en aimez un autre ? » Homme plein de courage, plein d’amitié comme il était plein d’amour ; religieux observateur de sa parole, et croyant à la parole d’autrui, Raoul se dit : « De Guiche m’a écrit pour me prévenir ; de Guiche sait quelque chose ; je vais aller demander à de Guiche ce qu’il sait, et lui dire ce que j’ai vu. »

Le trajet n’était pas long. De Guiche, rapporté de Fontainebleau à Paris depuis deux jours, commençait à se remettre de sa blessure et faisait quelques pas dans sa chambre.

Il poussa un cri de joie en voyant Raoul entrer avec sa furie d’amitié.

Raoul poussa un cri de douleur en voyant de Guiche si pâle, si amaigri, si triste. Deux mots et le geste que fit le blessé pour écarter le bras de Raoul suffirent à ce dernier pour lui apprendre la vérité.

— Ah ! voilà ! dit Raoul en s’asseyant à côté de son ami, on aime et l’on meurt.

— Non, non, l’on ne meurt pas, répliqua de Guiche en souriant, puisque je suis debout, puisque je vous presse dans mes bras.

— Ah ! je m’entends.

— Et je vous entends aussi. Vous vous persuadez que je suis malheureux, Raoul ?

— Hélas !

— Non. Je suis le plus heureux des hommes ! Je souffre avec mon corps, mais non avec mon cœur, avec mon âme. Si vous saviez !… Je suis le plus heureux des hommes !

— Oh ! tant mieux ! répondit Raoul ; tant mieux, pourvu que cela dure.

— C’est fini ; j’en ai pour jusqu’à la mort, Raoul.

— Vous, je n’en doute pas ; mais elle…

— Écoutez, ami, je l’aime… parce que… Mais vous ne m’écoutez pas.

— Pardon.

— Vous êtes préoccupé ?

— Mais oui. Votre santé, d’abord…

— Ce n’est pas cela.

— Mon cher, vous auriez tort, je crois, de m’interroger, vous.

Et il accentua ce vous de manière à éclairer complètement son ami sur la nature du mal et la difficulté du remède.

— Vous me dites cela, Raoul, à cause de ce que je vous ai écrit.

— Mais oui… Voulez-vous que nous en causions quand vous aurez fini de me conter vos plaisirs et vos peines ?

— Cher ami, à vous, bien à vous, tout de suite.

— Merci ! J’ai hâte… je brûle… je suis venu de Londres ici en moins de temps que les courriers d’État n’en mettent d’ordinaire. Eh bien, que vouliez-vous ?

— Mais rien autre chose, mon ami, que de vous faire venir.

— Eh bien, me voici.

— C’est bien, alors.

— Il y a encore autre chose, j’imagine ?

— Ma foi, non !

— De Guiche !

— D’honneur !

— Vous ne m’avez pas arraché violemment à des espérances, vous ne m’avez pas exposé à une disgrâce du roi par ce retour qui est une infraction à ses ordres, vous ne m’avez pas, enfin, attaché la jalousie au cœur, ce serpent ! pour me dire : « C’est bien, dormez tranquille. »

— Je ne vous dis pas : « Dormez tranquille, » Raoul ; mais, comprenez-moi bien, je ne veux ni ne puis vous dire autre chose.

— Oh ! mon ami, pour qui me prenez-vous ?

— Comment ?

— Si vous savez, pourquoi me cachez-vous ? Si vous ne savez pas, pourquoi m’avertissez-vous ?

— C’est vrai, j’ai eu tort. Oh ! je me repens bien, voyez-vous, Raoul. Ce n’est rien que d’écrire à un ami : « Venez ! » Mais avoir cet ami en face, le sentir frissonner, haleter sous l’attente d’une parole qu’on n’ose lui dire…

— Osez ! J’ai du cœur, si vous n’en avez pas ! s’écria Raoul au désespoir.

— Voilà que vous êtes injuste et que vous oubliez avoir affaire à un pauvre blessé… la moitié de votre cœur… Là ! calmez-vous ! Je vous ai dit : « Venez. » Vous êtes venu ; n’en demandez pas davantage à ce malheureux de Guiche.

— Vous m’avez dit de venir, espérant que je verrais, n’est-ce pas ?

— Mais…

— Pas d’hésitation ! J’ai vu.

— Ah !… fit de Guiche.

— Ou du moins, j’ai cru…

— Vous voyez bien, vous doutez. Mais, si vous doutez, mon pauvre ami que me reste-t-il à faire ?

— J’ai vu La Vallière troublée… Montalais effarée… Le roi…

— Le roi ?

— Oui… Vous détournez la tête… Le danger est là, le mal est là ; n’est-ce pas ? c’est le roi ?

— Je ne dis rien.

— Oh ! vous en dites mille et mille fois plus ! Des faits, par grâce, par pitié, des faits ! Mon ami, mon seul ami, parlez ! J’ai le cœur percé, saignant ; je meurs de désespoir !…

— S’il en est ainsi, cher Raoul, répliqua de Guiche, vous me mettez à l’aise, et je vais vous parler, sûr que je ne dirai que des choses consolantes en comparaison du désespoir que je vous vois.

— J’écoute ! j’écoute !…

— Eh bien, fit le comte de Guiche, je puis vous dire ce que vous apprendriez de la bouche du premier venu.

— Du premier venu ! On en parle ? s’écria Raoul.