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— Oui, Monseigneur.

Et le malheureux commençait à trembler : le feu des yeux du prélat le dévorait.

— Je vous offre donc, moi, au nom du surintendant, non pas trois cent mille livres, non pas cinq cent mille, mais un million. Un million, entendez-vous ?

Et il le secoua nerveusement.

— Un million ! répéta Vanel tout pâle.

— Un million, c’est-à-dire, par le temps qui court, soixante-six mille livres de revenu.

— Allons, Monsieur, dit Fouquet, cela ne se refuse pas. Répondez donc ; acceptez-vous ?

— Impossible !… murmura Vanel.

Aramis pinça ses lèvres, et quelque chose comme un nuage blanc passa sur sa physionomie.

On devinait la foudre derrière ce nuage. Il ne lâchait point Vanel.

— Vous avez acheté la charge quinze cent mille livres, n’est-ce pas ? Eh bien, on vous donnera ces quinze cent mille livres ; vous aurez gagné un million et demi à venir visiter M. Fouquet et à lui toucher la main. Honneur et profit tout à la fois, monsieur Vanel.

— Je ne puis, répondit Vanel sourdement.

— Bien ! répondit Aramis, qui avait tellement serré le pourpoint, qu’au moment ou il le lâcha Vanel fut renvoyé en arrière par la commotion ; bien ! on voit assez clairement ce que vous êtes venu faire ici.

— Oui, on le voit, dit Fouquet.

— Mais… dit Vanel en essayant de se redresser devant la faiblesse de ces deux hommes d’honneur.

— Le coquin élève la voix, je pense ! dit Aramis avec un ton d’empereur.

— Coquin ? répéta Vanel.

— C’est misérable que je voulais dire, ajouta Aramis revenu au sang-froid. Allons, tirez vite votre acte de vente, Monsieur ; vous devez l’avoir là dans quelque poche, tout préparé, comme l’assassin tient son pistolet ou son poignard caché sous son manteau.

Vanel grommela.

— Assez ! cria Fouquet. Cet acte, voyons !

Vanel fouilla en tremblotant dans sa poche ; il en retira son portefeuille, et du portefeuille s’échappa un papier, tandis que Vanel offrait l’autre à Fouquet.

Aramis fondit sur ce papier, dont il venait de reconnaître l’écriture.

— Pardon, c’est la minute de l’acte, dit Vanel.

— Je le vois bien, repartit Aramis avec un sourire plus cruel que n’eût été un coup de fouet, et, ce que j’admire c’est que cette minute est de la main de M. Colbert. Tenez, Monseigneur, regardez.

Il passa la minute à Fouquet, lequel reconnut la vérité du fait. Surchargé de ratures, de mots ajoutés, les marges toutes noircies, cet acte, vivant témoignage de la trame de Colbert, venait de tout révéler à la victime.

— Eh bien ? murmura Fouquet.

Vanel, atterré, semblait chercher un trou profond pour s’y engloutir.

— Eh bien, dit Aramis, si vous ne vous appeliez Fouquet, et si votre ennemi ne s’appelait Colbert ; si vous n’aviez en face que ce lâche voleur que voici, je vous dirais : Niez… une pareille preuve détruit toute parole ; mais ces gens-là croiraient que vous avez peur ; ils vous craindraient moins ; tenez, Monseigneur.

Il lui présenta la plume.

— Signez, dit-il.

Fouquet serra la main d’Aramis ; mais, au lieu de l’acte qu’on lui présentait, il prit la minute.

— Non, pas ce papier, dit vivement Aramis, mais celui-ci, l’autre est trop précieux pour que vous ne le gardiez point.

— Oh ! non pas, répliqua Fouquet, je signerai sur l’écriture même de M. Colbert, et j’écris : « Approuvée l’écriture. »

Il signa.

— Tenez, monsieur Vanel, dit-il ensuite.

Vanel saisit le papier, donna son argent et voulut s’enfuir.

— Un moment ! dit Aramis. Êtes-vous bien sûr qu’il y a le compte de l’argent ? Cela se compte, monsieur Vanel ; surtout quand c’est de l’argent que M. Colbert donne aux femmes. Ah ! c’est qu’il n’est pas généreux comme M. Fouquet, ce digne M. Colbert.

Et Aramis, épelant chaque mot, chaque lettre du bon à toucher, distilla toute sa colère et tout son mépris goutte à goutte sur le misérable, qui souffrit un demi-quart d’heure ce supplice ; puis on le renvoya, non pas même de la voix, mais d’un geste, comme on renvoie un manant, comme on chasse un laquais.

Une fois que Vanel fut parti, le ministre et le prélat, les yeux fixés l’un sur l’autre, gardèrent un instant le silence.

— Eh bien, fit Aramis rompant le silence le premier, à quoi comparez-vous un homme qui, devant combattre un ennemi cuirassé, armé, enragé, se met nu, jette ses armes et envoie des baisers gracieux à l’adversaire ? La bonne foi, monsieur Fouquet, c’est une arme dont les scélérats usent souvent contre les gens de bien, et elle leur réussit. Les gens de bien devraient donc user aussi de mauvaise foi contre les coquins. Vous verriez comme ils seraient forts sans cesser d’être honnêtes.

— On appellerait leurs actes des actes de coquins, répliqua Fouquet.

— Pas du tout ; on appellerait cela de la coquetterie, de la probité. Enfin, puisque vous avez terminé avec ce Vanel, puisque vous vous êtes privé du bonheur de le terrasser en lui reniant votre parole, puisque vous avez donné contre vous la seule arme qui puisse nous perdre…

— Oh ! mon ami, dit Fouquet avec tristesse, vous voilà comme le précepteur philosophe dont nous parlait l’autre jour La Fontaine… Il voit que l’enfant se noie et lui fait un discours en trois points.

Aramis sourit.

— Philosophe, oui, précepteur, oui ; enfant qui se noie, oui ; mais enfant qu’on sauvera, vous allez le voir. Et d’abord, parlons affaires.

Fouquet le regarda d’un air étonné.

— Est-ce que vous ne m’avez pas naguère confié certain projet d’une fête à Vaux ?