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— La vieille duchesse ?

— Oui.

— Ou son ombre ?

— Non pas. Une vieille louve.

— Sans dents ?

— C’est possible, mais non pas sans griffes.

— Eh bien, pourquoi m’en voudrait-elle ? Je ne suis pas avare avec les femmes qui ne sont pas prudes. C’est là une qualité que prise toujours même la femme qui n’ose plus provoquer l’amour.

— Madame de Chevreuse le sait bien, que vous n’êtes pas avare, puisqu’elle veut vous arracher de l’argent.

— Bon ! sous quel prétexte ?

— Ah ! les prétextes ne lui manquent jamais. Voici le sien.

— J’écoute.

— Il paraîtrait que la duchesse possède plusieurs lettres de M. de Mazarin.

— Cela ne m’étonne pas, le prélat était galant.

— Oui ; mais ces lettres n’auraient pas de rapport avec les amours du prélat. Elles traitent, dit-on, d’affaires de finances.

— C’est moins intéressant.

— Vous ne soupçonnez pas un peu ce que je veux dire ?

— Pas du tout.

— N’auriez-vous jamais entendu parler d’une accusation de détournement de fonds ?

— Cent fois ! mille fois ! Depuis que je suis aux affaires, mon cher d’Herblay, je n’ai jamais entendu parler que de cela. C’est comme vous, évêque, lorsqu’on vous reproche votre impiété ; vous, mousquetaire, votre poltronnerie ; ce qu’on reproche perpétuellement au ministre des Finances, c’est de voler les finances.

— Bien ; mais précisons, car M. de Mazarin précise, à ce que dit la duchesse.

— Voyons ce qu’il précise ?

— Quelque chose comme une somme de treize millions dont vous seriez fort empêché, vous, de préciser l’emploi.

— Treize millions ! dit le surintendant en s’allongeant dans son fauteuil, pour mieux lever la tête vers le plafond. Treize millions… Ah ! dame ! je les cherche, voyez-vous, parmi tous ceux qu’on m’accuse d’avoir volés.

— Ne riez pas, mon cher monsieur, c’est grave. Il est certain que la duchesse a les lettres, et que les lettres doivent être bonnes, attendu qu’elle voulait les vendre cinq cent mille livres.

— On peut avoir une fort jolie calomnie pour ce prix-là, répondit Fouquet. Eh ! mais je sais ce que vous voulez dire.

Fouquet se mit à rire de bon cœur.

— Tant mieux ! fit Aramis peu rassuré.

— L’histoire de ces treize millions me revient. Oui, c’est cela ; je les tiens.

— Vous me faites grand plaisir. Voyons un peu.

— Imaginez-vous, mon cher, que le signor Mazarin, Dieu ait son âme ! fit un jour ce bénéfice de treize millions sur une concession de terres en litige dans la Valteline ; il les biffa sur le registre des recettes, me les fit envoyer, et se les fit donner par moi, pour frais de guerre.

— Bien. Alors la destination est justifiée.

— Non pas ; le cardinal les fit placer sous mon nom, et m’envoya une décharge ?

— Vous avez cette décharge ?

— Parbleu ! dit Fouquet en se levant tranquillement pour aller aux tiroirs de son vaste bureau d’ébène incrusté de nacre et d’or.

— Ce que j’admire en vous, dit Aramis charmé, c’est votre mémoire d’abord, puis votre sang-froid, et enfin l’ordre parfait qui règne dans votre administration, à vous, le poëte par excellence.

— Oui, dit Fouquet, j’ai de l’ordre par esprit de paresse, pour m’épargner de chercher. Ainsi, je sais que le reçu de Mazarin est dans le troisième tiroir, lettre M ; j’ouvre ce tiroir et je mets immédiatement la main sur le papier qu’il me faut. La nuit, sans bougie, je le trouverais.

Et il palpa d’une main sûre la liasse de papiers entassés dans le tiroir ouvert.

— Il y a plus, continua-t-il, je me rappelle ce papier comme si je le voyais ; il est fort, un peu rugueux, doré sur tranche ; Mazarin avait fait un pâté d’encre sur le chiffre de la date. Eh bien, fit-il, voilà le papier qui sent qu’on s’occupe de lui et qu’il est nécessaire, il se cache et se révolte.

Et le surintendant regarda dans le tiroir.

Aramis s’était levé.

— C’est étrange, dit Fouquet.

— Votre mémoire vous fait défaut, mon cher monsieur, cherchez dans une autre liasse.

Fouquet prit la liasse et la parcourut encore une fois ; puis il pâlit.

— Ne vous obstinez pas à celle-ci, dit Aramis, cherchez ailleurs.

— Inutile, inutile ; jamais je n’ai fait une erreur ; nul que moi n’arrange ces sortes de papiers ; nul n’ouvre ce tiroir, auquel, vous voyez, j’ai fait faire un secret dont personne que moi ne connaît le chiffre.

— Que concluez-vous alors ? dit Aramis agité.

— Que le reçu de Mazarin m’a été volé. Madame de Chevreuse avait raison, chevalier ; j’ai détourné les deniers publics ; j’ai volé treize millions dans les coffres de l’État ; je suis un voleur, monsieur d’Herblay.

— Monsieur ! Monsieur ! ne vous irritez pas, ne vous exaltez pas !

— Pourquoi ne pas m’exalter, chevalier ? La cause en vaut la peine. Un bon procès, un bon jugement, et votre ami M. le surintendant peut suivre à Montfaucon son collègue Enguerrand de Marigny, son prédécesseur Samblançay.

— Oh ! fit Aramis en souriant, pas si vite.

— Comment, pas si vite ! Que supposez-vous donc que madame de Chevreuse aura fait de ces lettres ; car vous les avez refusées, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, refusé net. Je suppose qu’elle les sera allée vendre à M. Colbert.

— Eh bien, voyez-vous ?

— J’ai dit que je supposais, je pourrais dire que j’en suis sûr ; car je l’ai fait suivre, et, en me quittant, elle est rentrée chez elle, puis elle est sortie par une porte de derrière et s’est rendue