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est ainsi, vous ne me connaissez plus. Acceptez-vous ?

— Oui, de grand cœur.

— Oh ! merci !

— Et je serai heureuse, continua la reine avec défiance si ma présence peut vous être utile à quelque chose.

— Utile ? s’écria la duchesse en riant. Oh ! non, non ; agréable, douce, délicieuse, oui, mille fois oui. C’est donc promis ?

— C’est juré.

La duchesse se jeta sur la main si belle de la reine et la couvrit de baisers.

— C’est une bonne femme au fond, pensa la reine, et… généreuse d’esprit.

— Votre Majesté, reprit la duchesse, consentirait-elle à me donner quinze jours ?

— Oui, certes ! Pourquoi ?

— Parce que, dit la duchesse, me sachant en disgrâce, nul ne voulait me prêter les cent mille écus dont j’ai besoin pour réparer Dampierre. Mais, lorsqu’on va savoir que c’est pour y recevoir Votre Majesté, tous les fonds de Paris afflueront chez moi.

— Ah ! fit la reine en remuant doucement la tête avec intelligence, cent mille écus ! il faut cent mille écus pour réparer Dampierre ?

— Tout autant.

— Et personne ne veut vous les prêter ?

— Personne.

— Je les prêterai, moi, si vous voulez, duchesse.

— Oh ! je n’oserais.

— Vous auriez tort.

— Vrai ?

— Foi de reine !… Cent mille écus, ce n’est réellement pas beaucoup.

— N’est-ce pas ?

— Non. Oh ! je sais que vous n’avez jamais fait payer votre discrétion ce qu’elle vaut. Duchesse, avancez-moi cette table, que je vous fasse un bon sur M. Colbert ; non, sur M. Fouquet, qui est un bien plus galant homme.

— Paye-t-il ?

— S’il ne paye pas, je payerai ; mais ce serait la première fois qu’il me refuserait.

La reine écrivit, donna la cédule à la duchesse, et la congédia après l’avoir gaiement embrassée.


CLXXXIV

COMMENT JEAN DE LA FONTAINE FIT SON PREMIER CONTE


Toutes ces intrigues sont épuisées ; l’esprit humain, si multiple dans ses exhibitions, a pu se développer à l’aise dans les trois cadres que notre récit lui a fournis.

Peut-être s’agira-t-il encore de politique et d’intrigues dans le tableau que nous préparons, mais les ressorts en seront tellement cachés, que l’on ne verra que les fleurs et les peintures, absolument comme dans ces théâtres forains ou paraît, sur la scène, un colosse qui marche mu par les petites jambes et les bras grêles d’un enfant caché dans sa carcasse.

Nous retournons à Saint-Mandé, ou le surintendant reçoit, selon son habitude, sa société choisie d’épicuriens.

Depuis quelque temps, le maître a été rudement éprouvé. Chacun se ressent au logis de la détresse du ministre. Plus de grandes et folles réunions. La finance a été un prétexte pour Fouquet, et jamais, comme le dit spirituellement Gourville, prétexte n’a été plus fallacieux ; de finances, pas l’ombre.

M. Vatel s’ingénie à soutenir la réputation de la maison. Cependant les jardiniers, qui alimentent les offices, se plaignent d’un retard ruineux. Les expéditionnaires de vins d’Espagne envoient frequemment des mandats que nul ne paye. Les pêcheurs que le surintendant gage sur les côtes de Normandie supputent que, s’ils étaient remboursés, la rentrée de la somme leur permettrait de se retirer à terre. La marée, qui, plus tard, doit faire mourir Vatel, la marée n’arrive pas du tout.

Cependant, pour le jour de réception ordinaire, les amis de Fouquet se présentent plus nombreux que de coutume. Gourville et l’abbé Fouquet causent finances, c’est-à-dire que l’abbé emprunte quelques pistoles à Gourville. Pélisson, assis les jambes croisées, termine la péroraison d’un discours par lequel Fouquet doit rouvrir le parlement.

Et ce discours est un chef-d’œuvre, parce que Pélisson le fait pour son ami, c’est-à-dire qu’il y met tout ce que, certainement, il n’irait pas chercher pour lui-même. Bientôt, se disputant sur les rimes faciles, arrivent du fond du jardin Loret et La Fontaine.

Les peintres et les musiciens se dirigent à leur tour du côté de la salle à manger. Lorsque huit heures sonneront, on soupera.

Le surintendant ne fait jamais attendre.

Il est sept heures et demie ; l’appétit s’annonce assez galamment.

Quand tous les convives sont réunis, Gourville va droit à Pélisson, le tire de sa rêverie et l’amène au milieu d’un salon dont il a fermé les portes.

— Eh bien, dit-il, quoi de nouveau ?

Pélisson, levant sa tête intelligente et douce :

— J’ai emprunté, dit-il, vingt-cinq mille livres à ma tante. Les voici en bons de caisse.

— Bien, répondit Gourville, il ne manque plus que cent quatre-vingt-quinze mille livres pour le premier payement.

— Le payement de quoi ? demanda La Fontaine du ton qu’il mettait a dire : « Avez-vous lu Baruch ? »

— Voilà encore mon distrait, dit Gourville. Quoi ! c’est vous qui nous avez appris que la petite terre de Corbeil allait être vendue par un créancier de M. Fouquet ; c’est vous qui avez proposé la cotisation de tous les amis d’Épicure ; c’est vous qui avez dit que vous feriez vendre un coin de votre maison de Château-Thierry pour fournir votre contingent, et vous venez dire aujourd’hui : « Le payement de quoi ? »

Un rire universel accueillit cette sortie et fit rougir La Fontaine.

— Pardon, pardon, dit-il, c’est vrai, je n’avais pas oublié. Oh ! non : seulement…