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— Cela se conçoit : c’est si lourd à porter un deuil et un secret pareils.

La reine ne se donna pas la peine de relever l’ironie de cette réflexion. Madame de Chevreuse continua.

— Eh bien, Madame, je m’informai, il y a quelques années, à Noisy-le-Sec même, du sort de cet enfant si malheureux. On m’apprit qu’il ne passait pas pour être mort, voilà pourquoi je ne m’étais pas affligée tout d’abord avec Votre Majesté. Oh ! certes, si je l’eusse cru, jamais une allusion à ce déplorable événement ne fût venue réveiller les bien légitimes douleurs de Votre Majesté.

— Vous dites que l’enfant ne passait pas pour être mort à Noisy ?

— Non, Madame.

— Que disait-on de lui, alors ?

— On disait… On se trompait sans doute.

— Dites toujours.

— On disait qu’un soir, vers 1645, une dame belle et majestueuse, ce qui se remarqua malgré le masque et la mante qui la cachaient, une dame de haute qualité, de très-haute qualité sans doute, était venue dans un carrosse à l’embranchement de la route, la même, vous savez, où j’attendais des nouvelles du jeune prince, quand Votre Majesté daignait m’y envoyer.

— Eh bien ?

— Et que le gouverneur avait mené l’enfant à cette dame.

— Après ?

— Le lendemain, gouverneur et enfant avaient quitté le pays.

— Vous voyez bien ! il y a du vrai là-dedans, puisque, effectivement, le pauvre enfant mourut d’un de ces coups de foudre qui font que, jusqu’à sept ans, au dire des médecins, la vie des enfants tient à un fil.

— Oh ! ce que dit Votre Majesté est la vérité ; nul ne le sait mieux que vous, Madame ; nul ne le croit plus que moi. Mais admirez la bizarrerie…

— Qu’est-ce encore ? pensa la reine.

— La personne qui m’avait rapporté ces détails, qui avait été s’informer de la santé de l’enfant, cette personne…

— Vous aviez confié un pareil soin à quelqu’un ? Oh ! duchesse !

— Quelqu’un de muet comme Votre Majesté, comme moi-même ; mettons que c’est moi-même, Madame. Ce quelqu’un, dis-je, passant quelque temps après en Touraine…

— En Touraine ?

— Reconnut le gouverneur et l’enfant, pardon ! crut les reconnaître, vivants tous deux, gais et heureux et florissants tous deux, l’un dans sa verte vieillesse, l’autre dans sa jeunesse en fleur ! Jugez, d’après cela, ce que c’est que les bruits qui courent ; ayez donc foi, après cela, à quoi que ce soit de ce qui se passe en ce monde. Mais je fatigue Votre Majesté. Oh ! ce n’est pas mon intention, et je prendrai congé d’elle après lui avoir renouvelé l’assurance de mon respectueux dévouement.

— Arrêtez, duchesse ; causons un peu de vous.

— De moi ? Oh ! Madame, n’abaissez pas vos regards jusque-là.

— Pourquoi donc ? N’êtes-vous pas ma plus ancienne amie ! Est-ce que vous m’en voulez, duchesse ?

— Moi ! Mon Dieu, pour quel motif ? Serais-je venue auprès de Votre Majesté, si j’avais sujet de lui en vouloir ?

— Duchesse, les ans nous gagnent ; il faut nous serrer contre la mort qui menace.

— Madame, vous me comblez avec ces douces paroles.

— Nulle ne m’a jamais aimée, servie comme vous, duchesse.

— Votre Majesté s’en souvient ?

— Toujours… Duchesse, une preuve d’amitié.

— Ah ! Madame, tout mon être appartient à Votre Majesté.

— Cette preuve, voyons !

— Laquelle ?

— Demandez-moi quelque chose.

— Demander ?…

— Oh ! je sais que vous êtes l’âme la plus desintéressée, la plus grande, la plus royale.

— Ne me louez pas trop, Madame, dit la duchesse inquiète.

— Je ne vous louerai jamais autant que vous le méritez.

— Avec l’âge, avec les malheurs, on change beaucoup, Madame.

— Dieu vous entende, duchesse !

— Comment cela ?

— Oui, la duchesse d’autrefois, la belle, la fière, l’adorée Chevreuse m’eût répondu ingratement : « Je ne veux rien de vous. » Bénis soient donc les malheurs, s’ils sont venus, puisqu’ils vous auront changée, et que peut-être vous me répondrez : « J’accepte. »

La duchesse adoucit son regard et son sourire ; elle était sous le charme et ne se cachait plus.

— Parlez, chère, dit la reine, que voulez-vous ?

— Il faut donc s’expliquer ?…

— Sans hésitation.

— Eh bien, Votre Majesté peut me faire une joie indicible, une joie incomparable.

— Voyons, fit la reine, un peu refroidie par l’inquiétude.

— Mais, avant toute chose, ma bonne Chevreuse, souvenez-vous que je suis en puissance de fils comme j’étais autrefois en puissance de mari.

— Je vous ménagerai, chère reine.

— Appelez-moi Anne, comme autrefois ; ce sera un doux écho de la belle jeunesse.

— Soit. Eh bien, ma vénérée maîtresse, Anne chérie…

— Sais-tu toujours l’espagnol ?

— Toujours.

— Demande-moi en espagnol alors.

— Voici : Faites-moi l’honneur de venir passer quelques jours à Dampierre.

— C’est tout ? s’écria la reine stupéfaite.

— Oui.

— Rien que cela ?

— Bon Dieu ! auriez-vous l’idée que je ne vous demande pas là le plus énorme bienfait ? S’il en