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dans le cabinet de Sa Majesté, et prononça cette sentence : « Il y a un roi né pour succéder à Sa Majesté. Dieu en a fait naître un autre pour succéder à ce premier roi ; mais, à présent, nous n’avons besoin que du premier né ; cachons le second à la France comme Dieu l’avait caché à ses parents eux-mêmes. » Un prince, c’est pour l’État la paix et la sécurité ; deux compétiteurs, c’est la guerre civile et l’anarchie.

La reine se leva brusquement, pâle et les poings crispés.

— Vous en savez trop, dit-elle d’une voix sourde, puisque vous touchez aux secrets de l’État. Quant aux amis de qui vous tenez ce secret, ce sont des lâches, de faux amis. Vous êtes leur complice dans le crime qui s’accomplit aujourd’hui. Maintenant, à bas le masque, ou je vous fais arrêter par mon capitaine des gardes. Oh ! ce secret ne me fait pas peur ! Vous l’avez bu, vous me le rendrez ! Il se glacera dans votre sein ; ni ce secret ni votre vie ne vous appartiennent plus à partir de ce moment !

Anne d’Autriche, joignant le geste à la menace, fit deux pas vers la béguine.

— Apprenez, dit celle-ci, à connaître la fidélité, l’honneur, la discrétion de vos amis abandonnés.

Elle enleva soudain son masque.

— Madame de Chevreuse ! s’écria la reine.

— La seule confidente du secret, avec Votre Majesté.

— Ah ! murmura Anne d’Autriche, venez m’embrasser, duchesse. Hélas ! c’est tuer ses amis, que se jouer ainsi avec leurs chagrins mortels.

Et la reine, appuyant sa tête sur l’épaule de la vieille duchesse, laissa échapper de ses yeux une source de larmes amères.

— Que vous êtes jeune encore ! dit celle-ci d’une voix sourde. Vous pleurez !


CLXXXIII

DEUX AMIES.


La reine regarda fièrement madame de Chevreuse.

— Je crois, dit-elle, que vous avez prononcé le mot heureuse en parlant de moi. Jusqu’à présent, duchesse, j’avais cru impossible qu’une créature humaine pût se trouver moins heureuse que la reine de France.

— Madame, vous avez été, en effet, une mère de douleurs. Mais, à côté de ces misères illustres dont nous nous entretenions tout à l’heure, nous, vieilles amies, séparées par la méchanceté des hommes ; à côté, dis-je, de ces infortunes royales, vous avez les joies peu sensibles, c’est vrai, mais fort enviées de ce monde.

— Lesquelles ? dit amèrement Anne d’Autriche. Comment pouvez-vous prononcer le mot joie, duchesse, vous qui tout à l’heure reconnaissiez qu’il faut des remèdes à mon corps et à mon esprit.

Madame de Chevreuse se recueillit un moment.

— Que les rois sont loin des autres hommes ! murmura-t-elle.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’ils sont tellement éloignés du vulgaire, qu’ils oublient pour les autres toutes les nécessités de la vie. Comme l’habitant de la montagne africaine qui, du sein de ses plateaux verdoyants rafraîchis par les ruisseaux de neige, ne comprend pas que l’habitant de la plaine meure de soif et de faim au milieu des terres calcinées par le soleil.

La reine rougit légèrement elle venait de comprendre.

— Savez-vous, dit-elle, que c’est mal de nous avoir délaissée ?

— Oh ! Madame, le roi a hérité, dit-on, la haine que me portait son père. Le roi me congédierait s’il me savait au Palais-Royal.

— Je ne dis pas que le roi soit bien disposé en votre faveur, duchesse, répliqua la reine ; mais, moi, je pourrais… secrètement.

La duchesse laissa percer un sourire dédaigneux qui inquiéta son interlocutrice.

— Du reste, se hâta d’ajouter la reine, vous avez très-bien fait de venir ici.

— Merci, Madame !

— Ne fût-ce que pour nous donner cette joie de démentir le bruit de votre mort.

— On avait dit effectivement que j’étais morte ?

— Partout.

— Mes enfants n’avaient pas pris le deuil, cependant.

— Ah ! vous savez, duchesse, la cour voyage souvent ; nous voyons peu MM. d’Albert et de Luynes, et bien des choses échappent dans les préoccupations au milieu desquelles nous vivons constamment.

— Votre Majesté n’eût pas dû croire au bruit de ma mort.

— Pourquoi pas ? Hélas ! nous sommes mortels ; ne voyez-vous pas que moi, votre sœur cadette, comme nous disions autrefois, je penche déjà vers la sépulture ?

— Votre Majesté, si elle avait cru que j’étais morte, devait s’étonner alors de n’avoir pas reçu de mes nouvelles.

— La mort surprend parfois bien vite, duchesse.

— Oh ! Votre Majesté ! Les âmes chargées de secrets comme celui dont nous parlions tout à l’heure ont toujours un besoin d’épanchement qu’il faut satisfaire d’avance. Au nombre des relais préparés pour l’éternité, on compte la mise en ordre de ses papiers.

La reine tressaillit.

— Votre Majesté, dit la duchesse, saura d’une façon certaine le jour de ma mort.

— Comment cela ?

— Parce que Votre Majesté recevra le lendemain, sous une quadruple enveloppe, tout ce qui a échappé de nos petites correspondances si mystérieuses d’autrefois.

— Oh ! chère Majesté, répliqua la duchesse, les traîtres seuls brûlent une correspondance royale.

— Les traîtres ?

— Oui, sans doute ; ou plutôt ils font semblant de la brûler, la gardent ou la vendent.

— Mon Dieu !

— Les fidèles, au contraire, enfouissent pré-