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— Tout cela est vrai ; mais, ce qui ne l’est pas moins, c’est ce qu’il y a dans la lettre.

— Je vous jure, duchesse, que vous ne pourrez pas vous en servir auprès de la reine.

— Oh ! que si fait, je puis me servir de tout auprès de la reine.

— Bon ! pensa Aramis. Chante donc, pie-grièche ! siffle donc, vipère !

Mais la duchesse en avait assez dit ; elle fit deux pas vers la porte.

Aramis lui gardait une disgrâce… l’imprécation que fait entendre le vaincu derrière le char du triomphateur.

Il sonna.

Des lumières parurent dans le salon.

Alors l’évêque se trouva dans un cercle de lumières qui resplendissaient sur le visage défait de la duchesse.

Aramis attacha un long et ironique regard sur ses joues pâlies et desséchées, sur ces yeux dont l’étincelle s’échappait de deux paupières nues, sur cette bouche dont les lèvres enfermaient avec soin des dents noircies et rares.

Il affecta, lui, de poser gracieusement sa jambe pure et nerveuse, sa tête lumineuse et fière, il sourit pour laisser entrevoir ses dents, qui, à la lumière, avaient encore une sorte d’éclat. La coquette vieillie comprit le galant railleur ; elle était justement placée devant une grande glace ou toute sa décrépitude, si soigneusement dissimulée, apparut manifeste par le contraste.

Alors, sans même saluer Aramis, qui s’inclinait souple et charmant comme le mousquetaire d’autrefois, elle partit d’un pas vacillant et alourdi par la précipitation.

Aramis glissa comme un zéphyr sur le parquet pour la conduire jusqu’à la porte.

Madame de Chevreuse fit un signe à son grand laquais, qui reprit le mousqueton, et elle quitta cette maison où deux amis si tendres ne s’étaient pas entendus pour s’être trop bien compris.


CLXXX

OÙ L’ON VOIT QU’UN MARCHÉ QUI NE PEUT PAS SE FAIRE AVEC L’UN PEUT SE FAIRE AVEC L’AUTRE.


Aramis avait deviné juste ; à peine sortie de la maison de la place Baudoyer, madame la duchesse de Chevreuse se fit conduire chez elle.

Elle craignait d’être suivie sans doute, et cherchait à innocenter ainsi sa promenade ; mais, à peine rentrée à l’hôtel, à peine sûre que personne ne la suivrait pour l’inquiéter, elle fit ouvrir la porte du jardin qui donnait sur une autre rue, et se rendit rue Croix-des-Petits-Champs, où demeurait M. Colbert.

Nous avons dit que le soir était venu ; c’est la nuit qu’il faudrait dire, et une nuit épaisse ; Paris, redevenu calme, cachait dans son ombre indulgente la noble duchesse conduisant son intrigue politique, et la simple bourgeoise qui, attardée après un souper en ville, prenait au bras d’un amant le plus long chemin pour regagner le logis conjugal.

Madame de Chevreuse avait trop l’habitude de la politique nocturne pour ignorer qu’un ministre ne se cèle jamais, fût-ce chez lui, aux jeunes et belles dames qui craignent la poussière des bureaux, ou aux vieilles dames très-savantes qui craignent l’écho indiscret des ministères.

Un valet reçut la duchesse sous le péristyle, et, disons-le, il la reçut assez mal. Cet homme lui expliqua même, après avoir vu son visage, que ce n’était pas à une pareille heure et à un pareil âge que l’on venait troubler le dernier travail de M. Colbert.

Mais madame de Chevreuse, sans se fâcher, écrivit sur une feuille de ses tablettes son nom, nom bruyant, qui avait tant de fois tinté désagréablement aux oreilles de Louis XIII et du grand cardinal.

Elle écrivit ce nom avec la grande écriture ignorante des hauts seigneurs de cette époque, plia le papier d’une façon qui lui était particulière, et le remit au valet sans ajouter un mot, mais d’une mine si impérieuse, que le drôle, habitué à flairer son monde, sentit la princesse, baissa la tête et courut chez M. Colbert.

Il va sans dire que le ministre poussa un petit cri en ouvrant le papier, et que ce cri, instruisant suffisamment le valet de l’intérêt qu’il fallait prendre à la visite mystérieuse, le valet revint en courant chercher la duchesse.

Elle monta donc assez lourdement le premier étage de la belle maison neuve, se remit au palier pour ne pas entrer essoufflée, et parut devant M. Colbert, qui tenait lui-même les battants de sa porte.

La duchesse s’arrêta au seuil pour bien regarder celui avec lequel elle avait affaire.

Au premier abord, la tête ronde, lourde, épaisse, les gros sourcils, la moue disgracieuse de cette figure écrasée par une calotte pareille à celle des prêtres ; cet ensemble, disons-nous, promit à la duchesse peu de difficultés dans les négociations, mais aussi peu d’intérêt dans le débat des articles.

Car il n’y avait pas d’apparence que cette grosse nature fût sensible aux charmes d’une vengeance raffinée ou d’une ambition altérée.

Mais, lorsque la duchesse vit de plus près les petits yeux noirs perçants, le pli longitudinal de ce front bombé, sévère, la crispation imperceptible de ces lèvres, sur lesquelles on observa très-vulgairement de la bonhomie, madame de Chevreuse changea d’idée et put se dire : « J’ai trouvé mon homme. »

— Qui me procure l’honneur de votre visite, Madame ? demanda l’intendant des finances.

— Le besoin que j’ai de vous, Monsieur, reprit la duchesse, et celui que vous avez de moi.

— Heureux, Madame, d’avoir entendu la première partie de votre phrase ; mais, quant à la seconde…

Madame de Chevreuse s’assit sur le fauteuil que Colbert lui avançait.

— Monsieur Colbert, vous êtes intendant des finances ?