Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/557

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Par ordre, ma chère Stewart, il a quitté Paris par ordre.

— Et par quel ordre ?

— Devinez.

— Du roi ?

— Juste.

— Ah ! vous m’ouvrez les yeux.

— N’en dites rien, au moins.

— Vous savez bien que, pour la discrétion, je vaux un homme. Ainsi le roi le renvoie ?

— Oui.

— Et, pendant son absence, il lui prend sa maîtresse.

— Oui, et, comprenez-vous, le pauvre enfant, au lieu de remercier le roi, il se lamente !

— Remercier le roi de ce qu’il lui enlève sa maîtresse. Ah ça ! mais ce n’est pas galant le moins du monde, pour les femmes en général et pour les maîtresses en particulier, ce que vous dites là, sire.

— Mais comprenez donc, parbleu ! Si celle que le roi lui enlève était une miss Graffton ou une miss Stewart, je serais de son avis, et je ne le trouverais même pas assez désespéré ; mais c’est une petite fille maigre et boiteuse… Au diable soit de la fidélité ! comme on dit en France. Refuser celle qui est riche pour celle qui est pauvre, celle qui l’aime pour celle qui le trompe, a-t-on jamais vu cela ?

— Croyez-vous que Mary ait sérieusement envie de plaire au vicomte, sire ?

— Oui, je le crois.

— Eh bien, le vicomte s’habituera à l’Angleterre. Mary a bonne tête, et, quand elle veut, elle veut bien.

— Ma chère miss Stewart, prenez garde, si le vicomte s’acclimate à notre pays : il n’y a pas longtemps, avant-hier encore, il m’est venu demander la permission de le quitter.

— Et vous la lui avez refusée ?

— Je le crois bien ! le roi mon frère a trop à cœur qu’il soit absent, et, quant à moi, j’y mets de l’amour-propre : il ne sera pas dit que j’aurai tendu à ce youngman le plus noble et le plus doux appât de l’Angleterre…

— Vous êtes galant, sire, dit miss Stewart avec une charmante moue.

— Je ne compte pas miss Stewart, dit le roi, celle-là est un appât royal, et, puisque je m’y suis pris, un autre, j’espère, ne s’y prendra point ; je dis donc, enfin, que je n’aurai pas fait inutilement les doux yeux à ce jeune homme ; il restera chez nous, il se mariera chez nous, ou, Dieu me damne !…

— Et j’espère bien qu’une fois marié, au lieu d’en vouloir à Votre Majesté, il lui en sera reconnaissant ; car tout le monde s’empresse à lui plaire, jusqu’à M. de Buckingham qui, chose incroyable, s’efface devant lui.

— Et jusqu’à miss Stewart, qui l’appelle un charmant cavalier.

— Écoutez, sire, vous m’avez assez vanté miss Graffton, passez-moi à mon tour un peu de Bragelonne. Mais, à propos, sire, vous êtes depuis quelque temps d’une bonté qui me surprend ; vous songez aux absents, vous pardonnez les offenses, vous êtes presque parfait. D’où vient ?…

Charles II se mit à rire.

— C’est parce que vous vous laissez aimer, dit-il.

— Oh ! il doit y avoir une autre raison.

— Dame ! j’oblige mon frère Louis XIV.

— Donnez-m’en une autre encore.

— Eh bien, le vrai motif, c’est que Buckingham m’a recommandé ce jeune homme, et m’a dit : « Sire, je commence par renoncer, en faveur du vicomte de Bragelonne, à miss Graffton ; faites comme moi. »

— Oh ! c’est un digne gentilhomme, en vérité, que le duc.

— Allons, bien ; échauffez-vous maintenant la tête pour Buckingham. Il paraît que vous voulez me faire damner aujourd’hui.

En ce moment, on gratta à la porte.

— Qui se permet de nous déranger ? s’écria Charles avec impatience.

— En vérité, sire, dit Stewart, voilà un qui se permet de la plus suprême fatuité, et, pour vous en punir…

Elle alla elle-même ouvrir la porte.

— Ah ! c’est un messager de France, dit miss Stewart.

— Un messager de France ! s’écria Charles ; de ma sœur peut-être ?

— Oui, sire, dit l’huissier, et messager extraordinaire.

— Entrez, entrez, dit Charles.

Le courrier entra.

— Vous avez une lettre de madame la duchesse d’Orléans ? demanda le roi.

— Oui, sire, répondit le courrier, et tellement préssée, que j’ai mis vingt-six heures seulement pour l’apporter à Votre Majesté, et encore ai-je perdu trois quarts d’heure à Calais.

— On reconnaîtra ce zèle, dit le roi.

Et il ouvrit la lettre.

Puis, se prenant à rire aux éclats :

— En vérité, s’écria-t-il, je n’y comprends plus rien.

Et il relut la lettre une seconde fois.

Miss Stewart affectait un maintien plein de réserve, et contenait son ardente curiosité.

— Francis, dit le roi à son valet, que l’on fasse rafraîchir et coucher ce brave garçon, et que, demain, en se réveillant, il trouve à son chevet un petit sac de cinquante louis.

— Sire !

— Va, mon ami, va ! Ma sœur avait bien raison de te recommander la diligence ; c’est pressé.

Et il se remit à rire plus fort que jamais.

Le messager, le valet de chambre et miss Stewart elle-même ne savaient quelle contenance garder.

— Ah ! fit le roi en se renversant sur son fauteuil, et quand je pense que tu as crevé… combien de chevaux ?

— Deux.

— Deux chevaux pour apporter cette nouvelle ! C’est bien ; va, mon ami, va.

Le courrier sortit avec le valet de chambre.

Charles II alla à la fenêtre qu’il ouvrit, et, se penchant au-dehors :

— Duc, cria-t-il, duc de Buckingham, mon cher Buckingham, venez.

Le duc se hâta d’accourir ; mais, arrivé au seuil