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par le sang et l’âme. Mais sur cette ardeur planent sans cesse le brouillard et la tristesse de l’Angleterre. Parfois je rêve d’or et de magnifiques félicités ; mais soudain la brume arrive et s’étend sur mon rêve qu’elle éteint. Cette fois encore, il en a été ainsi. Pardon, assez là-dessus ; donnez-moi votre main et contez vos chagrins à une amie.

— Vous êtes Française, avez-vous dit, Française d’âme et de sang !

— Oui, non-seulement, je le répète, ma mère était Française, mais encore, comme mon père, ami du roi Charles Ier, s’était exilé en France, et pendant le procès du prince, et pendant la vie du Protecteur, j’ai été élevée à Paris ; à la restauration du roi Charles II, mon père est revenu en Angleterre pour y mourir presque aussitôt, pauvre père ! Alors, le roi Charles m’a faite duchesse et a complété mon douaire.

— Avez-vous encore quelque parent en France ? demanda Raoul avec un profond intérêt.

— J’ai une sœur, mon aînée de sept ou huit ans, mariée en France et déjà veuve ; elle s’appelle madame de Bellière.

Raoul fit un mouvement.

— Vous la connaissez ?

— J’ai entendu prononcer son nom.

— Elle aime aussi, et ses dernières lettres m’annoncent qu’elle est heureuse ; donc elle est aimée. Moi, je vous le disais, monsieur de Bragelonne, j’ai la moitié de son âme, mais je n’ai point la moitié de son bonheur. Mais parlons de vous. Qui aimez-vous en France ?

— Une jeune fille douce et blanche comme un lis.

— Mais, si elle vous aime, pourquoi êtes-vous triste ?

— On m’a dit qu’elle ne m’aimait plus.

— Vous ne le croyez pas, j’espère ?

— Celui qui m’écrit n’a point signé sa lettre.

— Une dénonciation anonyme ! Oh ! c’est quelque trahison, dit miss Graffton.

— Tenez, dit Raoul en montrant à la jeune fille un billet qu’il avait lu cent fois.

Mary Graffton prit le billet et lut :


« Vicomte, disait cette lettre, vous avez bien raison de vous divertir là-bas avec les belles dames du roi Charles II ; car, à la cour du roi Louis XIV, on vous assiège dans le château de vos amours. Restez donc à jamais à Londres, pauvre vicomte, ou revenez vite à Paris. »


— Pas de signature ? dit Miss Mary.

— Non.

— Donc, n’y croyez pas.

– Oui ; mais voici une seconde lettre.

– De qui ?

– De M. de Guiche.

– Oh ! c’est autre chose ! Et cette lettre vous dit ?…

— Lisez.


« Mon ami, je suis blessé, malade. Revenez, Raoul ; revenez !

« De Guiche. »


— Et qu’allez-vous faire ? demanda la jeune fille avec un serrement de cœur.

— Mon intention, en recevant cette lettre, a été de prendre à l’instant même congé du roi.

— Et vous la reçûtes ?…

— Avant-hier.

— Elle est datée de Fontainebleau.

— C’est étrange, n’est-ce pas ? la Cour est à Paris. Enfin, je fusse parti. Mais, quand je parlai au roi de mon départ, il se mit à rire et me dit : « Monsieur l’ambassadeur, d’où vient que vous partez ? Est-ce que votre maître vous rappelle ? » Je rougis, je fus décontenancé ; car, en effet, le roi m’a envoyé ici, et je n’ai point reçu d’ordre de retour.

Mary fronça un sourcil pensif.

— Et vous restez ? demanda-t-elle.

— Il le faut, Mademoiselle.

— Et celle que vous aimez ?…

— Eh bien ?…

— Vous écrit-elle ?

— Jamais.

— Jamais ! Oh ! elle ne vous aime donc pas ?

— Au moins, elle ne m’a point écrit depuis mon départ.

— Vous écrivait-elle, auparavant ?

— Quelquefois… Oh ! j’espère qu’elle aura eu un empêchement.

— Voici le duc ; silence.

En effet, Buckingham reparaissait au bout de l’allée seul et souriant ; il vint lentement et tendit la main aux deux causeurs.

— Vous êtes-vous entendus ? dit-il.

— Sur quoi ? demanda Mary Graffton.

— Sur ce qui peut vous rendre heureuse, chère Mary, et rendre Raoul moins malheureux ?

— Je ne vous comprends point, milord, dit Raoul.

— Voilà mon sentiment, miss Mary. Voulez-vous que je vous le dise devant Monsieur ?

Et il souriait.

— Si vous voulez dire, répondit la jeune fille avec fierté, que j’étais disposée à aimer M. de Bragelonne, c’est inutile, car je le lui ai dit.

Buckingham réfléchit, et sans se décontenancer, comme elle s’y attendait :

— C’est, dit-il, parce que je vous connais un délicat esprit et surtout une âme loyale, que je vous laissais avec M. de Bragelonne, dont le cœur malade peut se guérir entre les mains d’un médecin comme vous.

— Mais, milord, avant de me parler du cœur de M. de Bragelonne, vous me parliez du vôtre. Voulez-vous donc que je guérisse deux cœurs à la fois ?

— Il est vrai, miss Mary ; mais vous me rendrez cette justice, que j’ai bientôt cessé une poursuite inutile, reconnaissant que ma blessure, à moi, était incurable.

Mary se recueillit un instant.

— Milord, dit-elle, M. de Bragelonne est heureux. Il aime, on l’aime. Il n’a donc pas besoin d’un médecin tel que moi.

— M. de Bragelonne, dit Buckingham, est à la veille de faire une grave maladie, et il a besoin, plus que jamais, que l’on soigne son cœur.

— Expliquez-vous, milord ? demanda vivement Raoul.

— Non, peu à peu je m’expliquerais ; mais, si vous le désirez, je puis dire à miss Mary ce que vous ne pouvez entendre.