Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/551

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Allons, mettons que je n’ai rien dit, fit Malicorne, tirant vers la porte.

— Si fait, si fait, cher monsieur Malicorne ; au contraire, achevez, je commence à comprendre. Et le peintre, le peintre ?

— Oh ! le peintre, lui, il faut qu’il soit en retard d’une demi-heure.

— Une demi-heure, vous croyez ?

— Oui, je crois.

— Mon cher monsieur, je ferai comme vous dites.

— Et je crois que vous vous en trouverez bien ; me permettez-vous de venir m’informer un peu demain ?

— Certes.

— J’ai bien l’honneur d’être votre serviteur respectueux, monsieur de Saint-Aignan.

Et Malicorne sortit à reculons.

— Décidément ce garçon-là a plus d’esprit que moi, se dit de Saint-Aignan entraîné par sa conviction.


CLXXVI

HAMPTON-COURT.


Cette révélation que nous venons de voir Montalais faire à La Vallière, à la fin de notre avant-dernier chapitre, nous ramène tout naturellement au principal héros de cette histoire, pauvre chevalier errant au souffle du caprice d’un roi.

Si notre lecteur veut bien nous suivre, nous passerons donc avec lui ce détroit plus orageux que l’Euripe, qui sépare Calais de Douvres ; nous traverserons cette verte et plantureuse campagne aux mille ruisseaux qui ceint Charing, Maidstone et dix autres villes plus pittoresques les unes que les autres, et nous arriverons enfin à Londres.

De là, comme des limiers qui suivent une piste, lorsque nous aurons reconnu que Raoul a fait un premier séjour à White-Hall, un second à Saint-James ; quand nous saurons qu’il a été reçu par Monck et introduit dans les meilleures sociétés de la cour de Charles II, nous courrons après lui jusqu’à l’une des maisons d’été de Charles II, près de la ville de Kingston, à Hampton-Court, que baigne la Tamise.

Le fleuve n’est pas encore, à cet endroit, l’orgueilleuse voie qui charrie chaque jour un demi-million de voyageurs, et tourmente ses eaux noires comme celles du Cocyte, en disant : « Moi aussi, je suis la mer. »

Non, ce n’est encore qu’une douce et verte rivière aux margelles moussues, aux larges miroirs reflétant les saules et les hêtres, avec quelque barque de bois desséché qui dort çà et là au milieu des roseaux, dans une anse d’aulnes et de myosotis.

Les paysages s’étendent alentour calmes et riches ; la maison de briques perce de ses cheminées, aux fumées bleues, une épaisse cuirasse de houx flaves et verts ; l’enfant vêtu d’un sarrau rouge, paraît et disparaît dans les grandes herbes comme un coquelicot qui se courbe sous le souffle du vent.

Les gros moutons blancs ruminent en fermant les yeux sous l’ombre des petits trembles trapus, et, de loin en loin, le martin-pêcheur, aux flancs d’émeraude et d’or, court comme une balle magique à la surface de l’eau et frise étourdiment la ligne de son confrère, l’homme pêcheur, qui guette, assis sur son batelet, la tanche et l’alose.

Au-dessus de ce paradis, fait d’ombre noire et de douce lumière, se lève le manoir d’Hampton-Court, bâti par Volsey, séjour que l’orgueilleux cardinal avait créé désirable même pour un roi, et qu’il fut forcé, en courtisan timide, de donner à son maître Henri VIII, lequel avait froncé le sourcil d’envie et de cupidité au seul aspect du château neuf.

Hampton-Court, aux murailles de briques, aux grandes fenêtres, aux belles grilles de fer ; Hampton-Court, avec ses mille tourillons, ses clochetons bizarres, ses discrets promenoirs et ses fontaines intérieures pareilles à celles de l’Alhambra ; Hampton-Court, c’est le berceau des roses, du jasmin et des clématites. C’est la joie des yeux et de l’odorat ; c’est la bordure la plus charmante de ce tableau d’amour que déroula Charles II, parmi les voluptueuses peintures du Titien, du Pordenone, de Van Dyck, lui qui avait dans sa galerie le portrait de Charles Ier, roi martyr, et sur ses boiseries les trous des balles puritaines lancées par les soldats de Cromwell, le 24 août 1648, alors qu’ils avaient amené Charles Ier prisonnier à Hampton-Court.

C’est là que tenait sa cour ce roi toujours ivre de plaisir ; ce roi poëte par le désir ; ce malheureux d’autrefois qui se payait, par un jour de volupté, chaque minute écoulée naguère dans l’angoisse et la misère.

Ce n’était pas le doux gazon d’Hampton-Court, si doux que l’on croit fouler le velours ; ce n’était pas le carré de fleurs touffues, qui ceint le pied de chaque arbre et fait un lit aux rosiers de vingt pieds qui s’épanouissent en plein ciel comme des gerbes d’artifice ; ce n’étaient pas les grands tilleuls dont les rameaux tombent jusqu’à terre comme des saules, et voilent tout amour ou toute rêverie sous leur ombre ou plutôt sous leur chevelure ; ce n’était pas tout cela que Charles II aimait dans son beau palais d’Hampton-Court.

Peut-être était-ce alors cette belle eau rousse pareille aux eaux de la mer Caspienne, cette eau immense, ridée par un vent frais, comme les ondulations de la chevelure de Cléopâtre, ces eaux tapissées de cressons, de nénuphars blancs aux bulbes vigoureuses qui s’entrouvrent pour laisser voir comme l’œuf le germe d’or rutilant au fond de l’enveloppe laiteuse, ces eaux mystérieuses et pleines de murmures, sur lesquelles naviguent les cygnes noirs et les petits canards avides, frêle couvée au duvet de soie, qui poursuivent la mouche verte sur les glaïeuls et la grenouille dans ses repaires de mousse.

C’étaient peut-être les houx énormes au feuillage bicolore, les ponts riants jetés sur les canaux, les biches qui brament dans les allées sans fin, et les bergeronnettes qui piétinent en vole-