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laissant là l’espèce de comédie qu’il jouait, commença à gravir les échelons, tandis que Malicorne tenait l’échelle. Mais à peine était-il à moitié de sa route aérienne, qu’une patrouille de Suisses parut dans le jardin et s’avança droit à l’échelle.

Le roi descendit précipitamment et se cacha dans un massif.

Malicorne comprit qu’il fallait se sacrifier. S’il se cachait de son côté, on chercherait jusqu’à ce que l’on trouvât ou lui ou le roi, et peut-être tous deux.

Mieux valait qu’il fût trouvé tout seul.

En conséquence, Malicorne se cacha si maladroitement qu’il fut arrêté tout seul.

Une fois arrêté, Malicorne fut conduit au poste ; une fois au poste, il se nomma ; une fois nommé, il fut reconnu.

Pendant ce temps, de massif en massif, le roi regagnait la petite porte de son appartement, fort humilié et surtout fort désappointé.

D’autant plus que le bruit de l’arrestation avait attiré La Vallière et la Montalais à leur fenêtre, et que Madame elle-même avait paru à la sienne entre deux bougies, demandant de quoi il s’agissait.

Pendant ce temps, Malicorne se réclamait de d’Artagnan. D’Artagnan accourut à l’appel de Malicorne.

Mais en vain essaya-t-il de lui faire comprendre ses raisons ; mais en vain d’Artagnan les comprit-il ; mais en vain encore ces deux esprits si fins et si inventifs donnèrent-ils un tour à l’aventure ; il n’y eut pour Malicorne d’autre ressource que de passer pour avoir voulu entrer chez mademoiselle de Montalais, comme M. de Saint-Aignan avait passé pour avoir voulu forcer la porte de mademoiselle de Tonnay-Charente.

Madame était inflexible, pour cette double raison que, si en effet M. Malicorne avait voulu entrer nuitamment chez elle par la fenêtre et à l’aide d’une échelle pour voir Montalais, c’était de la part de Malicorne un essai punissable et qu’il fallait punir.

Et, par cette autre raison que, si Malicorne, au lieu d’agir en son propre nom, avait agi comme intermédiaire entre La Vallière et une personne qu’elle ne voulait pas nommer, son crime était bien plus grand encore, puisque la passion, qui excuse tout, n’était point là pour l’excuser.

Madame jeta donc les hauts cris et fit chasser Malicorne de la maison de Monsieur, sans réfléchir, la pauvre aveugle, que Malicorne et Montalais la tenaient dans leurs serres par la visite à M. de Guiche et par bien d’autres endroits tout aussi délicats.

Montalais, furieuse, voulut se venger tout de suite. Malicorne lui démontra que l’appui du roi valait toutes les disgrâces du monde et qu’il était beau de souffrir pour le roi.

Malicorne avait raison. Aussi, quoiqu’elle fût femme, et plutôt dix fois qu’une, ramena-t-il Montalais à son avis.

Puis, de son côté, hâtons-nous de le dire, le roi aida aux consolations.

D’abord, il fit compter à Malicorne cinquante mille livres en dédommagement de sa charge perdue.

Ensuite, il le plaça dans sa propre maison, heureux de se venger ainsi sur Madame de tout ce qu’elle avait fait endurer à lui et à La Vallière.

Mais, n’ayant plus Malicorne pour lui voler ses mouchoirs et lui mesurer ses échelles, le pauvre amant était dénué.

Plus d’espoir de se rapprocher jamais de La Vallière, tant qu’elle resterait au Palais-Royal.

Toutes les dignités et toutes les sommes du monde ne pouvaient remédier à cela.

Heureusement, Malicorne veillait.

Il fit si bien qu’il rencontra Montalais. Il est vrai que, de son côté, Montalais faisait de son mieux pour rencontrer Malicorne.

— Que faites-vous la nuit, chez Madame ? demanda-t-il à la jeune fille.

— Mais, la nuit, je dors, répliqua-t-elle.

— Comment, vous dormez ?

— Sans doute.

— Mais cela est fort mal de dormir ; il ne convient pas qu’avec une douleur comme celle que vous éprouvez une fille dorme.

— Et quelle douleur est-ce donc que j’éprouve ?

— N’êtes-vous pas au désespoir de mon absence ?

— Mais non, puisque vous avez reçu cinquante mille livres et une charge chez le roi.

— N’importe, vous êtes très-affligée de ne plus me voir comme vous me voyiez auparavant ; vous êtes au désespoir surtout de ce que j’ai perdu la confiance de Madame ; est-ce vrai, cela ? Voyons.

— Oh ! c’est très-vrai.

— Eh bien ! cette affliction vous empêche de dormir, la nuit, et alors vous sanglotez, vous soupirez, vous vous mouchez bruyamment, et cela dix fois par minute.

— Mais, mon cher Malicorne, Madame ne supporte pas le moindre bruit chez elle.

— Je le sais pardieu bien, qu’elle ne peut rien supporter ; aussi vous dis-je qu’elle s’empressera, voyant une douleur si profonde, de vous mettre à la porte de chez elle.

— Je comprends.

— C’est heureux.

— Mais qu’arrivera-t-il alors ?

— Il arrivera que La Vallière, se voyant séparée de vous, poussera la nuit de tels gémissements et de telles lamentations, qu’elle fera du désespoir pour deux.

— Alors on la mettra dans une autre chambre.

— Oui, mais laquelle ?

— Laquelle ? Vous voilà embarrassé, monsieur des Inventions.

— Nullement ; quelle que soit cette chambre, elle vaudra toujours mieux que celle de Madame.

— C’est vrai.

— Eh bien, commencez-moi un peu vos jérémiades cette nuit.

— Je n’y manquerai pas.

— Et donnez-moi le mot à La Vallière.

— Ne craignez rien, elle pleure assez tout bas.