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Alors elle lança Malicorne ; celui-ci trouva le moyen de dire au roi qu’il y avait une jeune personne bien malheureuse à la cour.

Le roi demanda qui était cette personne.

Malicorne répondit que c’était mademoiselle de Montalais.

Alors le roi déclara que c’était bien fait qu’une personne fût malheureuse quand elle rendait la pareille aux autres.

Malicorne s’expliqua, mademoiselle de Montalais avait donné ses ordres.

Le roi ouvrit les yeux ; il remarqua que Madame, sitôt que Sa Majesté paraissait, paraissait aussi ; qu’elle était dans les corridors jusqu’après le départ du roi ; qu’elle le reconduisait de peur qu’il ne parlât dans les antichambres à quelqu’une des filles.

Un soir, elle alla plus loin.

Le roi était assis au milieu des dames, et il tenait dans sa main, sous sa manchette, un billet qu’il voulait glisser dans les mains de La Vallière.

Madame devina cette intention et ce billet. Il était bien difficile d’empêcher le roi d’aller où bon lui semblait.

Cependant il fallait l’empêcher d’aller à La Vallière, de lui dire bonjour, et de laisser tomber le billet sur ses genoux, derrière son éventail ou dans son mouchoir.

Le roi, qui observait aussi, se douta qu’on lui tendait un piège.

Il se leva et transporta son fauteuil sans affectation près de mademasoille de Châtillon, avec laquelle il badina.

On faisait des bouts rimés ; de mademoiselle de Châtillon, il alla vers Montalais, puis vers mademoiselle de Tonnay-Charente.

Alors, par cette manœuvre habile, il se trouva assis devant La Vallière, qu’il masquait entièrement.

Madame feignait une grande occupation : elle rectifiait un dessin de fleurs sur un canevas de tapisserie.

Le roi montra le bout du billet blanc à La Vallière, et celle-ci allongea son mouchoir, avec un regard qui voulait dire : « Mettez le billet dedans. »

Puis, comme le roi avait posé son mouchoir à lui sur son fauteuil, il fut assez adroit pour le jeter par terre.

De sorte que La Vallière glissa son mouchoir à elle sur le fauteuil.

Le roi le prit sans rien faire paraître, il y mit le billet et replaça le mouchoir sur le fauteuil.

Restait à La Vallière le temps juste d’allonger la main pour prendre le mouchoir avec son précieux dépôt.

Mais Madame avait tout vu.

Elle dit à Châtillon :

— Châtillon, ramassez donc le mouchoir du roi, s’il vous plaît, sur le tapis.

Et la jeune fille ayant obéi précipitamment : le roi s’étant dérangé, La Vallière s’étant troublée, on vit l’autre mouchoir sur le fauteuil.

— Ah ! pardon ! Votre Majesté a deux mouchoirs, dit-elle.

Et force fut au roi de renfermer dans sa poche le mouchoir de La Vallière avec le sien. Il y gagnait ce souvenir de l’amante, mais l’amante y perdait un quatrain qui avait coûté dix heures au roi, qui valait peut-être à lui seul un long poëme.

D’où la colère du roi et le désespoir de La Vallière.

Ce serait chose impossible à décrire.

Mais alors il se passa un événement incroyable.

Quand le roi partit pour retourner chez lui, Malicorne, prévenu on ne sait comment, se trouvait dans l’antichambre.

Les antichambres du Palais-Royal sont obscures naturellement, et, le soir, on y mettait peu de cérémonie chez Madame ; elles étaient mal éclairées.

Le roi aimait ce petit jour. Règle générale, l’amour, dont l’esprit et le cœur flamboient constamment, n’aime pas la lumière autre part que dans l’esprit et dans le cœur.

Donc, l’antichambre était obscure ; un seul page portait le flambeau devant Sa Majesté.

Le roi marchait d’un pas lent et dévorait sa colère.

Malicorne passa très-près du roi, le heurta presque, et lui demanda pardon avec une humilité parfaite ; mais le roi, de fort mauvaise humeur, traita fort mal Malicorne, qui s’esquiva sans bruit.

Louis se coucha, ayant eu, ce soir-là, quelque petite querelle avec la reine, et le lendemain, au moment où il passait dans son cabinet, le désir lui vint de baiser le mouchoir de La Vallière.

Il appela son valet de chambre.

— Apportez-moi, dit-il, l’habit que je portais hier ; mais ayez bien soin de ne toucher à rien de ce qu’il pourrait contenir.

L’ordre fut exécuté, le roi fouilla lui-même dans la poche de son habit.

Il n’y trouva qu’un seul mouchoir, le sien ; celui de La Vallière avait disparu.

Comme il se perdait en conjectures et en soupçons, une lettre de La Vallière lui fut apportée. Elle était conçue en ces termes :

« Qu’il est aimable à vous, mon cher seigneur, de m’avoir envoyé ces beaux vers ! que votre amour est ingénieux et persévérant ! Comment ne seriez-vous pas aimé ? »

— Qu’est-ce que cela signifie, pensa le roi, il y a méprise. Cherchez bien, dit-il au valet de chambre, un mouchoir qui devait être dans ma poche, et si vous ne le trouvez pas, et si vous y avez touché…

Il se ravisa. Faire une affaire d’État de la perte de ce mouchoir, c’était ouvrir toute une chronique, il ajouta :

— J’avais dans ce mouchoir une note importante qui s’était glissée dans les plis.

— Mais, sire, dit le valet de chambre, Votre Majesté n’avait qu’un mouchoir, et le voici.

— C’est vrai, répliqua le roi en grinçant des dents, c’est vrai. Oh ! pauvreté, que je t’envie ! Heureux celui qui prend lui-même et ôte de sa poche les mouchoirs et les billets.

Il relut la lettre de La Vallière en cherchant par quel hasard le quatrain pouvait être arrivé à son adresse. Il y avait un post-scriptum à cette lettre :