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matin, lors de la réception des ambassadeurs, dit le roi.

— À votre émotion, oui, sire, j’ai deviné qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, mais sans préciser.

Le roi était franc et allait au but :

— Ma sœur, dit-il, pourquoi avez-vous renvoyé mademoiselle de La Vallière ?

— Parce que son service me déplaisait, répliqua sèchement Madame.

Le roi devint pourpre, et ses yeux amassèrent un feu que tout le courage de Madame eut peine à soutenir.

Il se contint pourtant et ajouta :

— Il faut une raison bien forte, ma sœur, à une femme bonne comme vous, pour expulser et déshonorer non-seulement une jeune fille, mais toute la famille de cette fille. Vous savez que la ville a les yeux ouverts sur la conduite des femmes de la cour. Renvoyer une fille d’honneur, c’est lui attribuer un crime, une faute tout au moins. Quel est donc le crime, quelle est donc la faute de mademoiselle de La Vallière ?

— Puisque vous vous faites le protecteur de mademoiselle de La Vallière, répliqua froidement Madame, je vais vous donner des explications que j’aurais le droit de ne donner à personne.

— Pas même au roi ? s’écria Louis en se couvrant par un geste de colère.

— Vous m’avez appelée votre sœur, dit Madame, et je suis chez moi.

— N’importe ! fit le jeune monarque honteux d’avoir été emporté, vous ne pouvez dire, Madame et nul ne peut dire dans ce royaume qu’il a le droit de ne pas s’expliquer devant moi.

— Puisque vous le prenez ainsi, dit Madame avec une sombre colère, il me reste à m’incliner devant Votre Majesté et à me taire.

— Non, n’équivoquons point.

— La protection dont vous couvrez mademoiselle de La Vallière m’impose le respect.

— N’équivoquons point, vous dis-je ; vous savez bien que, chef de la noblesse de France, je dois compte à tous de l’honneur des familles. Vous chassez mademoiselle de La Vallière ou toute autre…

Mouvement d’épaules de Madame.

— Ou toute autre, je le répète, continua le roi, et comme vous déshonorez cette personne en agissant ainsi, je vous demande une explication, afin de confirmer ou de combattre cette sentence.

— Combattre ma sentence ? s’écria Madame avec hauteur. Quoi ! quand j’ai chassé de chez moi une de mes suivantes, vous m’ordonneriez de la reprendre ?

Le roi se tut.

— Ce ne serait plus de l’excès de pouvoir, sire ; ce serait de l’inconvenance.

— Madame !

— Oh ! je me révolterais, en qualité de femme, contre un abus hors de toute dignité ; je ne serais plus une princesse de votre sang, une fille de roi ; je serais la dernière des créatures, je serais plus humble que la servante renvoyée.

Le roi bondit de fureur.

— Ce n’est pas un cœur, s’écria-t-il, qui bat dans votre poitrine ; si vous en agissez ainsi avec moi, laissez-moi agir avec la même rigueur.

Quelquefois une balle égarée porte dans une bataille. Ce mot, que le roi ne disait pas avec intention, frappa Madame et l’ébranla un moment : elle pouvait, un jour ou l’autre, craindre des représailles.

— Enfin, dit-elle, sire, expliquez-vous.

— Je vous demande, Madame, ce qu’a fait contre vous mademoiselle de La Vallière ?

— Elle est le plus artificieux entremetteur d’intrigues que je connaisse ; elle a fait battre deux amis, elle a fait parler d’elle en termes si honteux, que toute la cour fronce le sourcil au seul bruit de son nom.

— Elle ? elle ? dit le roi.

— Sous cette enveloppe si douce et si hypocrite, continua Madame, elle cache un esprit plein de ruse et de noirceur.

— Elle ?

— Vous pouvez vous y trompez, sire ; mais, moi, je la connais : elle est capable d’exciter à la guerre les meilleurs parents et les plus intimes amis. Voyez déjà ce qu’elle sème de discorde entre nous.

— Je vous proteste… dit le roi.

— Sire, examinez bien ceci : nous vivions en bonne intelligence, et, par ses rapports, ses plaintes artificieuses, elle a indisposé Votre Majesté contre moi.

— Je jure, dit le roi, que jamais une parole amère n’est sortie de ses lèvres ; je jure que, même dans mes emportements, elle ne m’a laissé menacer personne ; je jure que vous n’avez pas d’amie plus dévouée, plus respectueuse.

— D’amie ? dit Madame avec une expression de dédain suprême.

— Prenez garde, Madame, dit le roi, vous oubliez que vous m’avez compris, et que, dès ce moment, tout s’égalise. Mademoiselle de La Vallière sera ce que je voudrai qu’elle soit, et demain, si je l’entends ainsi, elle sera prête à s’asseoir sur un trône.

— Elle n’y sera pas née, du moins, et vous ne pourrez faire que pour l’avenir, mais rien pour le passé.

— Madame, j’ai été pour vous plein de complaisance et de civilité ; ne me faites pas souvenir que je suis le maître.

— Sire, vous me l’avez déjà répété deux fois. J’ai eu l’honneur de vous dire que je m’inclinais.

— Alors, voulez-vous m’accorder que mademoiselle de La Vallière rentre chez vous ?

— À quoi bon, sire, puisque vous avez un trône à lui donner ? Je suis trop peu pour protéger une telle puissance.

— Trêve de cet esprit méchant et dédaigneux. Accordez-moi sa grâce.

— Jamais !

— Vous me poussez à la guerre dans ma famille ?

— J’ai ma famille aussi, où je me réfugierai.

— Est-ce une menace, et vous oublierez-vous à ce point ? Croyez-vous que, si vous poussiez