Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/527

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— C’est moi qui l’ai conduite aux Carmélites.

Le roi ne perdait pas un mot ; il bouillait au-dedans et commençait à rugir.

— Mais pourquoi cette fuite ? demanda de Saint-Aignan.

— Parce que la pauvre fille a été hier chassée de la cour, dit d’Artagnan.

Il n’eut pas plus tôt lâché ce mot, que le roi fit un geste d’autorité.

— Assez, Monsieur, dit-il à l’ambassadeur, assez !

Puis, s’avançant vers le capitaine :

— Qui dit cela, s’écria-t-il, que La Vallière est en religion ?

— M. d’Artagnan, dit le favori.

— Et c’est vrai, ce que vous dites là ? fit le roi se retournant vers le mousquetaire.

— Vrai comme la vérité.

Le roi ferma les poings et pâlit.

— Vous avez encore ajouté quelque chose, monsieur d’Artagnan, dit-il.

— Je ne sais plus, sire.

— Vous avez ajouté que mademoiselle de La Vallière avait été chassée de la cour.

— Oui, sire.

— Et c’est encore vrai, cela ?

— Informez-vous, sire.

— Et par qui ?

— Oh ! fit d’Artagnan en homme qui se récuse.

Le roi bondit, laissant de côté ambassadeurs, ministres, courtisans et politiques.

La reine mère se leva : elle avait tout entendu, ou ce qu’elle n’avait pas entendu, elle l’avait deviné.

Madame, défaillante de colère et de peur, essaya de se lever aussi comme la reine mère ; mais elle retomba sur son fauteuil, que, par un mouvement instinctif, elle fit rouler en arrière.

— Messieurs, dit le roi, l’audience est finie ; je ferai savoir ma réponse, ou plutôt ma volonté, à l’Espagne et à la Hollande.

Et, d’un geste impérieux, il congédia les ambassadeurs.

— Prenez garde, mon fils, dit la reine mère avec indignation, prenez garde ; vous n’êtes guère maître de vous, ce me semble.

— Ah ! Madame, rugit le jeune lion avec un geste effrayant, si je ne suis pas maître de moi, je le serai, je vous en réponds, de ceux qui m’outragent. Venez avec moi, monsieur d’Artagnan, venez.

Et il quitta la salle au milieu de la stupéfaction et de la terreur de tous.

Le roi descendit l’escalier et s’apprêta à traverser la cour.

— Sire, dit d’Artagnan, Votre Majesté se trompe de chemin.

— Non, je vais aux écuries.

— Inutile, sire ; j’ai des chevaux tout prêts pour Votre Majesté.

Le roi ne répondit à son serviteur que par un regard ; mais ce regard promettait plus que l’ambition de trois d’Artagnan n’eût osé espérer.


CLXVIII

CHAILLOT


Quoiqu’on ne les eût point appelés, Manicamp et Malicorne avaient suivi le roi et d’Artagnan.

C’étaient deux hommes fort intelligents ; seulement, Malicorne arrivait souvent trop tôt par ambition ; Manicamp arrivait souvent trop tard par paresse.

Cette fois, ils arrivèrent juste.

Cinq chevaux étaient préparés.

Deux furent accaparés par le roi et d’Artagnan ; deux par Manicamp et Malicorne.

Un page des écuries monta le cinquième.

Toute la cavalcade partit au galop.

D’Artagnan avait bien réellement choisi les chevaux lui-même ; de véritables chevaux d’amants en peine ; des chevaux qui ne couraient pas, qui volaient.

Dix minutes après le départ, la cavalcade, sous la forme d’un tourbillon de poussière, arrivait à Chaillot.

Le roi se jeta littéralement à bas de son cheval. Mais, si rapidement qu’il accomplît cette manœuvre, il trouva d’Artagnan à la bride de sa monture.

Le roi fit au mousquetaire un signe de remercîment, et jeta la bride au bras du page.

Puis il s’élança dans le vestibule, et, poussant violemment la porte, il entra dans le parloir.

Manicamp, Malicorne et le page demeurèrent dehors ; d’Artagnan suivit son maître.

En entrant dans le parloir, le premier objet qui frappa le roi fut Louise, non pas à genoux, mais couchée au pied d’un grand crucifix de pierre.

La jeune fille était étendue sur la dalle humide, et à peine visible, dans l’ombre de cette salle, qui ne recevait le jour que par une étroite fenêtre grillée et toute voilée par des plantes grimpantes.

Elle était seule, inanimée, froide comme la pierre sur laquelle reposait son corps.

En l’apercevant ainsi, le roi la crut morte, et poussa un cri terrible qui fit accourir d’Artagnan.

Le roi avait déjà passé un bras autour de son corps. D’Artagnan aida le roi à soulever la pauvre femme, que l’engourdissement de la mort avait déjà saisie.

Le roi la prit entièrement dans ses bras, réchauffa de ses baisers ses mains et ses tempes glacées.

D’Artagnan se pendit à la cloche du tour.

Alors accoururent les sœurs carmélites.

Les saintes filles poussèrent des cris de scandale à la vue de ces hommes tenant une femme dans leurs bras.

La supérieure accourut aussi.

Mais, femme plus mondaine que les femmes