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laquelle je gagnerais quelque chose, tandis qu’ils y gagneraient tout ?

— Non pas ; car, s’ils arrivaient, par hasard, à vous avoir pour limitrophe, Votre Majesté n’est pas un voisin commode ; jeune, ardent, belliqueux, le roi de France peut porter de rudes coups à la Hollande, surtout s’il s’approche d’elle.

— Je comprends parfaitement, monsieur Colbert, et c’est bien expliqué ; mais la conclusion, s’il vous plaît ?

— Jamais la sagesse ne manque aux décisions de Votre Majesté.

— Que me diront ces ambassadeurs ?

— Ils diront à Votre Majesté qu’ils désirent fortement son alliance, et ce sera un mensonge ; ils diront aux Espagnols que les trois puissances doivent s’unir contre la prospérité de l’Angleterre, et ce sera un mensonge ; car l’alliée naturelle de Votre Majesté, aujourd’hui, c’est l’Angleterre, qui a des vaisseaux quand vous n’en avez pas ; c’est l’Angleterre, qui peut balancer la puissance des Hollandais dans l’Inde ; c’est l’Angleterre, enfin, pays monarchique, où Votre Majesté a des alliances de consanguinité.

— Bien ; mais que répondriez-vous ?

— Je répondrais, sire, avec une modération sans égale, que la Hollande n’est pas parfaitement disposée pour le roi de France, que les symptômes de l’esprit public, chez les Hollandais, sont alarmants pour Votre Majesté ; que certaines médailles ont été frappées avec des devises injurieuses.

— Pour moi ? s’écria le jeune roi exalté.

— Oh ! non pas, sire, non ; injurieuses n’est pas le mot, et je me suis trompé. Je voulais dire flatteuses outre mesure pour les Bataves.

— Oh ! s’il en est ainsi, peu importe l’orgueil des Bataves, dit le roi en soupirant.

— Votre Majesté a mille fois raison. Cependant, ce n’est jamais un mal politique, le roi le sait mieux que moi, d’être injuste pour obtenir une concession. Votre Majesté, se plaignant avec susceptibilité des Bataves, leur paraîtra bien plus considérable.

— Qu’est-ce que ces médailles ? demanda Louis ; car si j’en parle, il faut que je sache quoi dire.

— Ma foi ! sire, je ne sais trop… quelque devise outrecuidante… Voilà tout le sens, les mots ne font rien à la chose.

— Bien, j’articulerai le mot médaille, et ils comprendront s’ils veulent.

— Oh ! ils comprendront. Votre Majesté pourra aussi glisser quelques mots de certains pamphlets qui courent.

— Jamais ! Les pamphlets salissent ceux qui les écrivent, bien plus que ceux contre lesquels on les a écrits. Monsieur Colbert, je vous remercie, vous pouvez vous retirer.

— Sire !

— Adieu ! N’oubliez pas l’heure et soyez là.

— Sire, j’attends la liste de Votre Majesté.

— C’est vrai.

Le roi se mit à rêver ; il ne pensait pas du tout à cette liste. La pendule sonnait onze heures et demie.

On voyait sur le visage du prince le combat terrible de l’orgueil et de l’amour.

La conversation politique avait éteint beaucoup d’irritation chez Louis, et le visage pâle, altéré de La Vallière parlait à son imagination un bien autre langage que les médailles hollandaises ou les pamphlets bataves.

Il demeura dix minutes à se demander s’il fallait ou s’il ne fallait pas retourner chez La Vallière ; mais, Colbert ayant insisté respectueusement pour avoir la liste, le roi rougit de penser à l’amour quand les affaires commandaient.

Il dicta donc :

— La reine-mère… la reine… Madame… madame de Motteville… madame de Châtillon… madame de Navailles. Et en hommes : Monsieur… M. le prince… M. de Grammont… M. de Manicamp… M. de Saint-Aignan… et les officiers de service.

— Les ministres ? dit Colbert.

— Cela va sans dire, et les secrétaires.

— Sire, je vais tout préparer : les ordres seront à domicile demain.

— Dites aujourd’hui, répliqua tristement Louis.

Minuit sonnait.

C’était l’heure où se mourait de chagrin, de souffrances, la pauvre La Vallière.

Le service du roi entra pour son coucher. La reine attendait depuis une heure.

Louis passa chez elle avec un soupir ; mais, tout en soupirant, il se félicitait de son courage. Il s’applaudissait d’être ferme en amour comme en politique.


CLXVII

LES AMBASSADEURS


D’Artagnan, à peu de chose près, avait appris tout ce que nous venons de raconter ; car il avait, parmi ses amis, tous les gens utiles de la maison, serviteurs, officieux, fiers d’être salués par le capitaine des mousquetaires, car le capitaine était une puissance ; puis, en dehors de l’ambition, fiers d’être comptés pour quelque chose par un homme aussi brave que l’était d’Artagnan.

D’Artagnan se faisait instruire ainsi tous les matins de ce qu’il n’avait pu voir ou savoir la veille, n’étant pas ubiquiste, de sorte que, de ce qu’il avait su par lui-même chaque jour, et de ce qu’il avait appris par les autres, il faisait un faisceau qu’il dénouait au besoin pour y prendre telle arme qu’il jugeait nécessaire.

De cette façon, les deux yeux de d’Artagnan lui rendaient le même office que les cent yeux d’Argus.

Secrets politiques, secrets de ruelles, propos échappés aux courtisans à l’issue de l’antichambre ; ainsi, d’Artagnan savait tout et renfermait tout dans le vaste et impénétrable tombeau de sa mémoire, à côté des secrets royaux si chèrement achetés, gardés si fidèlement.