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Il s’agissait, comme nous l’avons dit, d’une réception d’ambassadeurs hollandais et espagnols.

Louis XIV avait de graves sujets de mécontentement contre la Hollande ; les états avaient tergiversé déjà plusieurs fois dans leurs relations avec la France, et, sans s’apercevoir ou sans s’inquiéter d’une rupture, ils laissaient encore une fois l’alliance avec le roi très-chrétien pour nouer toutes sortes d’intrigues avec l’Espagne.

Louis XIV, à son avènement, c’est-à-dire à la mort de Mazarin, avait trouvé cette question politique ébauchée.

Elle était d’une solution difficile pour un jeune homme ; mais comme, alors, toute la nation était le roi, tout ce que résolvait la tête, le corps se trouvait prêt à l’exécuter.

Un peu de colère, la réaction d’un sang jeune et vivace au cerveau, c’était assez pour changer une ancienne ligne politique et créer un autre système.

Le rôle des diplomates de l’époque se réduisait à arranger entre eux les coups d’État dont leurs souverains pouvaient avoir besoin.

Louis n’était pas dans une disposition d’esprit capable de lui dicter une politique savante.

Encore ému de la querelle qu’il venait d’avoir avec La Vallière, il errait dans son cabinet, fort désireux de trouver une occasion de faire un éclat, après s’être retenu si longtemps.

Colbert, en voyant le roi, jugea d’un coup d’œil la situation, et comprit les intentions du monarque. Il louvoya.

Quand le maître demanda compte de ce qu’il fallait dire le lendemain, le sous-intendant commença par trouver étrange que Sa Majesté n’eût pas été mise au courant par M. Fouquet.

— M. Fouquet, dit-il, sait toute cette affaire de la Hollande : il reçoit directement toutes les correspondances.

Le roi, accoutumé à entendre M. Colbert piller M. Fouquet, laissa passer cette boutade sans répliquer ; seulement, il écouta.

Colbert vit l’effet produit et se hâta de revenir sur ses pas en disant que M. Fouquet n’était pas toutefois aussi coupable qu’il paraissait l’être au premier abord, attendu qu’il avait dans ce moment de grandes préoccupations. Le roi leva la tête.

— Quelles préoccupations ? dit-il.

— Sire, les hommes ne sont que des hommes, et M. Fouquet a ses défauts avec ses grandes qualités.

— Ah ! des défauts, qui n’en a pas, monsieur Colbert ?…

— Votre Majesté en a bien, dit hardiment Colbert, qui savait lancer une lourde flatterie dans un léger blâme, comme la flèche qui fend l’air malgré son poids, grâce à de faibles plumes qui la soutiennent.

Le roi sourit.

— Quel défaut a donc M. Fouquet ? dit-il.

— Toujours le même, sire ; on le dit amoureux.

— Amoureux, de qui ?

— Je ne sais trop, sire ; je me mêle peu de galanterie, comme on dit.

— Mais, enfin, vous savez, puisque vous parlez ?

— J’ai ouï prononcer…

— Quoi ?

— Un nom.

— Lequel ?

— Mais je ne m’en souviens plus.

— Dites toujours.

— Je crois que c’est celui d’une des filles de Madame.

Le roi tressaillit.

— Vous en savez plus que vous ne voulez dire, monsieur Colbert, murmura-t-il.

— Oh ! sire, je vous assure que non.

— Mais, enfin, on les connaît, ces demoiselles de Madame ; et, en vous disant leurs noms, vous rencontreriez peut-être celui que vous cherchez.

— Non, sire.

— Essayez.

— Ce serait inutile, sire. Quand il s’agit d’un nom de dame compromise, ma mémoire est un coffre d’airain dont j’ai perdu la clef.

Un nuage passa dans l’esprit et sur le front du roi ; puis, voulant paraître maître de lui-même et secouant la tête :

— Voyons cette affaire de Hollande, dit-il.

— Et d’abord, sire, à quelle heure Votre Majesté veut-elle recevoir les ambassadeurs ?

— De bon matin.

— Onze heures ?

— C’est trop tard… Neuf heures.

— C’est bien tôt.

— Pour des amis, cela n’a pas d’importance ; on fait tout ce qu’on veut avec des amis ; mais pour des ennemis, alors rien de mieux, s’ils se blessent. Je ne serais pas fâché, je l’avoue, d’en finir avec tous ces oiseaux de marais qui me fatiguent de leurs cris.

— Sire, il sera fait comme Votre Majesté voudra… À neuf heures donc… Je donnerai des ordres en conséquence. Est-ce audience solennelle ?

— Non. Je veux m’expliquer avec eux et ne pas envenimer les choses, comme il arrive toujours en présence de beaucoup de gens ; mais, en même temps, je veux les tirer à clair, pour n’avoir pas à recommencer.

— Votre Majesté désignera les personnes qui assisteront à cette réception.

— J’en ferai la liste… Parlons de ces ambassadeurs : que veulent-ils ?

— Alliés à l’Espagne, ils ne gagnent rien ; alliés avec la France, ils perdent beaucoup.

— Comment cela ?

— Alliés avec l’Espagne, ils se voient bordés et protégés par les possessions de leur allié ; ils n’y peuvent mordre malgré leur envie. D’Anvers à Rotterdam, il n’y a qu’un pas par l’Escaut et la Meuse. S’ils veulent mordre au gâteau espagnol, vous, sire, le gendre du roi d’Espagne, vous pouvez, en deux jours, aller de chez vous à Bruxelles avec de la cavalerie. Il s’agit donc de se brouiller assez avec vous et de vous faire assez suspecter l’Espagne pour que vous ne vous mêliez pas de ses affaires.

— Il est bien plus simple alors, répondit le roi, de faire avec moi une solide alliance à