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tion à garder le silence ? Impatient, irritable, comme on connaissait le roi, il était extraordinaire qu’il eût même conservé si longtemps son sang-froid. Oh ! sans doute elle n’eût pas agi ainsi, elle : elle eût tout compris, tout deviné. Mais elle était une pauvre fille et non pas un grand roi.

Oh ! s’il venait ! s’il venait !… comme elle lui pardonnerait tout ce qu’il venait de lui faire souffrir ! comme elle l’aimerait davantage pour avoir souffert !

Et sa tête tendue vers la porte, ses lèvres entrouvertes, attendaient, Dieu lui pardonne cette idée profane ! le baiser que les lèvres du roi distillaient si suavement le matin quand il prononçait le mot amour.

Si le roi ne venait pas, au moins écrirait-il : c’était la seconde chance, chance moins douce, moins heureuse que l’autre, mais qui prouverait tout autant d’amour, et seulement un amour plus craintif. Oh ! comme elle dévorerait cette lettre ! comme elle se hâterait d’y répondre ! comme une fois le messager parti, elle baiserait, relirait, presserait sur son cœur le bienheureux papier qui devait lui apporter le repos, la tranquillité, le bonheur !

Enfin, le roi ne venait pas ; si le roi n’écrivait pas, il était au moins impossible qu’il n’envoyât pas de Saint-Aignan ou que de Saint-Aignan ne vînt pas de lui-même. À un tiers, comme elle dirait tout ! La majesté royale ne serait plus là pour glacer ses paroles sur ses lèvres, et alors aucun doute ne pourrait demeurer dans le cœur du roi.

Tout, chez La Vallière, cœur et regard, matière et esprit, se tourna donc vers l’attente.

Elle se dit qu’elle avait encore une heure d’espoir ; que, jusqu’à minuit, le roi pouvait venir, écrire ou envoyer ; qu’à minuit seulement, toute attente serait inutile, tout espoir serait perdu.

Tant qu’il y eut quelque bruit dans le palais, la pauvre enfant crut être la cause de ce bruit ; tant qu’il passa des gens dans la cour, elle crut que ces gens étaient des messagers du roi venant chez elle.

Onze heures sonnèrent ; puis onze heures un quart ; puis onze heures et demie.

Les minutes coulaient lentement dans cette anxiété, et pourtant elles fuyaient encore trop vite.

Les trois quarts sonnèrent.

Minuit ! minuit ! la dernière, la suprême espérance vint à son tour.

Avec le dernier tintement de l’horloge, la dernière lumière s’éteignit ; avec la dernière lumière, le dernier espoir.

Ainsi, le roi lui-même l’avait trompée ; le premier, il mentait au serment qu’il avait fait le jour même ; douze heures entre le serment et le parjure ! Ce n’était pas avoir gardé longtemps l’illusion.

Donc, non-seulement le roi n’aimait pas, mais encore il méprisait celle que tout le monde accablait ; il la méprisait au point de l’abandonner à la honte d’une expulsion qui équivalait à une sentence ignominieuse ; et cependant, c’était lui, lui, le roi, qui était la cause première de cette ignominie.

Un sourire amer, le seul symptôme de colère qui, pendant cette longue lutte, eût passé sur la figure angélique de la victime, un sourire amer apparut sur ses lèvres.

En effet, pour elle, que restait-il sur la terre après le roi ? Rien. Seulement, Dieu restait au ciel.

Elle pensa à Dieu.

— Mon Dieu ! dit-elle, vous me dicterez vous-même ce que j’ai à faire. C’est de vous que j’attends tout, de vous que je dois tout attendre.

Et elle regarda son crucifix, dont elle baisa les pieds avec amour.

— Voilà, dit-elle, un maître qui n’oublie et n’abandonne jamais ceux qui ne l’abandonnent et qui ne l’oublient pas ; c’est à celui-là seul qu’il faut se sacrifier.

Alors, il eût été visible, si quelqu’un eût pu plonger son regard dans cette chambre, il eût été visible, disons-nous, que la pauvre désespérée prenait une résolution dernière, arrêtait un plan suprême dans son esprit, montait enfin cette grande échelle de Jacob qui conduit les âmes de la terre au ciel.

Alors, et comme ses genoux n’avaient plus la force de la soutenir, elle se laissa peu à peu aller sur les marches du prie-Dieu, la tête adossée au bois de la croix, et, l’œil fixe, la respiration haletante, elle guetta sur les vitres les premières heures du jour.

Deux heures du matin la trouvèrent dans cet égarement ou plutôt dans cette extase. Elle ne s’appartenait déjà plus.

Aussi, lorsqu’elle vit la teinte violette du matin descendre sur les toits du palais et dessiner vaguement les contours du christ d’ivoire qu’elle tenait embrassé, elle se leva avec une certaine force, baisa les pieds du divin martyr, descendit l’escalier de sa chambre, et s’enveloppa la tête d’une mante tout en descendant.

Elle arriva au guichet juste au moment où la ronde de mousquetaires en ouvrait la porte pour admettre le premier poste des Suisses.

Alors, se glissant derrière les hommes de garde, elle gagna la rue avant que le chef de la patrouille eût même songé à se demander quelle était cette jeune femme qui s’échappait si matin du palais.


CLXV

LA FUITE


La Vallière sortit derrière la patrouille.

La patrouille se dirigea à droite par la rue Saint-Honoré ; machinalement La Vallière tourna à gauche.

Sa résolution était prise, son dessein arrêté ; elle voulait se rendre aux Carmélites de Chaillot, dont la supérieure avait une réputation de sévérité qui faisait frémir les mondaines de la cour.

La Vallière n’avait jamais vu Paris, elle n’était jamais sortie à pied, elle n’eût pas trouvé