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— Feignez de l’ignorer, belle ; savez-vous le duel de M. de Guiche et de M. de Wardes ?

— Mon Dieu ! Madame, le bruit en est venu hier jusqu’à moi, répliqua La Vallière en joignant les mains.

— Et vous ne l’aviez pas senti d’avance, ce bruit ?

— Pourquoi l’eussé-je senti, Madame ?

— Parce que deux hommes ne se battent jamais sans motif, et que vous deviez connaître les motifs de l’animosité des deux adversaires.

— Je l’ignorais absolument, Madame.

— C’est un système de défense un peu banal que la négation persévérante, et, vous qui êtes un bel esprit, Mademoiselle, vous devez fuir les banalités. Autre chose.

— Mon Dieu ! Madame, Votre Majesté m’épouvante avec cet air glacé. Aurais-je eu le malheur d’encourir sa disgrâce ?

Madame se mit à rire. La Vallière la regarda d’un air stupéfait.

Anne reprit :

— Ma disgrâce !… Encourir ma disgrâce ! Vous n’y pensez pas, mademoiselle de La Vallière, il faut que je pense aux gens pour les prendre en disgrâce. Je pense à vous que parce qu’on parle de vous un peu trop, et je n’aime point qu’on parle des filles de ma cour.

— Votre Majesté me fait l’honneur de me le dire, répliqua La Vallière effrayée ; mais je ne comprends pas en quoi l’on peut s’occuper de moi.

— Je m’en vais donc vous le dire. M. de Guiche aurait eu à vous défendre.

— Moi ?

— Vous-même. C’est d’un chevalier, et les belles aventurières aiment que les chevaliers lèvent la lance pour elles. Moi, je hais les champs, alors je hais surtout les aventures et… faites-en votre profit.

La Vallière se plia aux pieds de la reine, qui lui tourna le dos. Elle tendit les mains à Madame, qui lui rit au nez.

Un sentiment d’orgueil la releva.

— Mesdames, dit-elle, j’ai demandé quel est mon crime ; Votre Majesté doit me le dire, et je remarque que Votre Majesté me condamne avant de m’avoir admise à me justifier.

— Eh ! s’écria Anne d’Autriche, voyez donc les belles phrases, Madame, voyez donc les beaux sentiments ; c’est une infante que cette fille, c’est une des aspirantes du grand Cyrus… c’est un puits de tendresse et de formules héroïques. On voit bien, ma toute belle, que nous entretenons notre esprit dans le commerce des têtes couronnées.

La Vallière se sentit mordre au cœur ; elle devint non plus pâle, mais blanche comme un lis, et toute sa force l’abandonna.

— Je voulais vous dire, interrompit dédaigneusement la reine, que, si vous continuez à nourrir des sentiments pareils, vous nous humilierez, nous femmes, à tel point que nous aurons honte de figurer près de vous. Devenez simple, Mademoiselle. À propos, que me disait-on ? vous êtes fiancée, je crois ?

La Vallière comprima son cœur, qu’une souffrance nouvelle venait de déchirer.

— Répondez donc quand on vous parle ?

— Oui, Madame.

— À un gentilhomme ?

— Oui, Madame.

— Qui s’appelle ?

— M. le vicomte de Bragelonne.

— Savez-vous que c’est un sort bien heureux pour vous, Mademoiselle, et que, sans fortune, sans position… sans grands avantages personnels, vous devriez bénir le ciel qui vous fait un avenir comme celui-là ?

La Vallière ne répliqua rien.

— Où est-il ce vicomte de Bragelonne ? poursuivit la reine.

— En Angleterre, dit Madame, où le bruit des succès de Mademoiselle ne manquera pas de lui parvenir.

— Ô ciel ! murmura La Vallière éperdue.

— Eh bien, Mademoiselle, dit Anne d’Autriche, on fera revenir ce garçon-là, et on vous expédiera quelque part avec lui. Si vous êtes d’un avis différent, les filles ont des visées bizarres, fiez-vous à moi, je vous remettrai dans le bon chemin : je l’ai fait pour des filles qui ne vous valaient pas.

La Vallière n’entendait plus. L’impitoyable reine ajouta :

— Je vous enverrai seule quelque part où vous réfléchirez mûrement. La réflexion calme les ardeurs du sang ; elle dévore toutes les illusions de la jeunesse. Je suppose que vous m’avez comprise ?

— Madame ! Madame !

— Pas un mot.

— Madame, je suis innocente de tout ce que Votre Majesté peut supposer. Madame, voyez mon désespoir. J’aime, je respecte tant Votre Majesté !

— Il vaudrait mieux que vous ne me respectassiez pas, dit la reine avec une froide ironie. Il vaudrait mieux que vous ne fussiez pas innocente. Vous figurez-vous, par hasard, que je me contenterais de m’en aller, si vous aviez commis la faute ?

— Oh ! mais, Madame, vous me tuez !

— Pas de comédie, s’il vous plaît, ou je me charge du dénouement. Allez, rentrez chez vous, et que ma leçon vous profite.

— Madame, dit La Vallière à la duchesse d’Orléans, dont elle saisit les mains, priez pour moi, vous qui êtes si bonne !

— Moi ? répliqua celle-ci avec une joie insultante, moi bonne ?… Ah ! Mademoiselle, vous n’en pensez pas un mot !

Et, brusquement, elle repoussa la main de la jeune fille.

Celle-ci, au lieu de fléchir, comme les deux princesses pouvaient l’attendre de sa pâleur et de ses larmes, reprit tout à coup son calme et sa dignité ; elle fit une révérence profonde et sortit.

— Eh bien, dit Anne d’Autriche à Madame, croyez-vous qu’elle recommencera ?

— Je me défie des caractères doux et patients, répliqua Madame. Rien n’est plus courageux qu’un cœur patient, rien n’est plus sûr de soi qu’un esprit doux.

— Je vous réponds qu’elle pensera plus d’une fois avant de regarder le dieu Mars.