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— Vénus agaçant Mars ? se dit tout bas la jeune reine, sans oser approfondir l’allégorie.

— Qui est cette dame ? demanda nettement Anne d’Autriche. Vous avez dit, je crois, une dame d’honneur ?

— L’ai-je dit ? fit Madame.

— Oui. Je croyais même vous avoir entendue la nommer.

— Savez-vous qu’une femme de cette espèce est funeste dans une maison royale ?

— C’est mademoiselle de La Vallière ? dit la reine mère.

— Mon Dieu, oui, c’est cette petite laide.

— Je la croyais fiancée à un gentilhomme qui n’est ni M. de Guiche ni M. de Wardes, je suppose ?

— C’est possible, Madame.

La jeune reine prit une tapisserie, qu’elle défit avec une affectation de tranquillité, démentie par le tremblement de ses doigts.

— Que parliez-vous de Vénus et de Mars ? poursuivit la reine mère ; est-ce qu’il y a un Mars ?

— Elle s’en vante.

— Vous venez de dire qu’elle s’en vante ?

— Ç’a été la cause du combat.

— Et M. de Guiche a soutenu la cause de Mars ?

— Oui, certes, en bon serviteur.

— En bon serviteur ! s’écria la jeune reine oubliant toute réserve pour laisser échapper sa jalousie ; serviteur de qui ?

— Mars, répliqua Madame, ne pouvant être défendu qu’aux dépens de cette Vénus, M. de Guiche a soutenu l’innocence absolue de Mars, et affirmé sans doute que Vénus s’en vantait.

— Et M. de Wardes, dit tranquillement Anne d’Autriche, propageait le bruit que Vénus avait raison ?

— Ah ! de Wardes, pensa Madame, vous payerez cher cette blessure faite au plus noble des hommes.

Et elle se mit à charger de Wardes avec tout l’acharnement possible, payant ainsi la dette du blessé et la sienne avec la certitude qu’elle faisait pour l’avenir la ruine de son ennemi. Elle en dit tant, que Manicamp, s’il se fût trouvé là, eût regretté d’avoir si bien servi son ami, puisqu’il en résultait la ruine de ce malheureux ennemi.

— Dans tout cela, dit Anne d’Autriche, je ne vois qu’une peste, qui est cette La Vallière.

La jeune reine reprit son ouvrage avec une froideur absolue.

Madame écouta.

— Est-ce que tel n’est pas votre avis ? lui dit Anne d’Autriche. Est-ce que vous ne faites pas remonter à elle la cause de cette querelle et du combat ?

Madame répondit par un geste qui n’était pas plus une affirmation qu’une négation.

— Je ne comprends pas trop alors ce que vous m’avez dit touchant le danger de la coquetterie, reprit Anne d’Autriche.

— Il est vrai, se hâta de dire Madame, que, si la jeune personne n’avait pas été coquette, Mars ne se serait pas occupé d’elle.

Ce mot de Mars ramena une fugitive rougeur sur les joues de la jeune reine ; mais elle ne continua pas moins son ouvrage commencé.

— Je ne veux pas qu’à ma cour on arme ainsi les hommes les uns contre les autres, dit flegmatiquement Anne d’Autriche. Ces mœurs furent peut-être utiles dans un temps où la noblesse, divisée, n’avait d’autre point de ralliement que la galanterie. Alors les femmes, régnant seules, avaient le privilège d’entretenir la valeur des gentilshommes par des essais fréquents. Mais aujourd’hui, Dieu soit loué ! il n’y a qu’un seul maître en France. À ce maître est dû le concours de toute force et de toute pensée. Je ne souffrirai pas qu’on enlève à mon fils un de ses serviteurs.

Elle se tourna vers la jeune reine.

— Que faire à cette La Vallière ? dit-elle.

— La Vallière ? fit la reine paraissant surprise. Je ne connais pas ce nom.

Et cette réponse fut accompagnée d’un de ces sourires glacés qui vont seulement aux bouches royales.

Madame était elle-même une grande princesse, grande par l’esprit, la naissance et l’orgueil ; toutefois, le poids de cette réponse l’écrasa ; elle fut obligée d’attendre un moment pour se remettre.

— C’est une de mes filles d’honneur, répliqua-t-elle avec un salut.

— Alors, répliqua Marie-Thérèse du même ton, c’est votre affaire, ma sœur… non la nôtre.

— Pardon, reprit Anne d’Autriche, c’est mon affaire, à moi. Et je comprends fort bien, poursuivit-elle en adressant à Madame un regard d’intelligence, je comprends pourquoi Madame m’a dit ce qu’elle vient de me dire.

— Vous, ce qui émane de vous, Madame, dit la princesse anglaise, sort de la bouche de la Sagesse.

— En renvoyant cette fille dans son pays, dit Marie-Thérèse avec douceur, on lui ferait une pension.

— Sur ma cassette ! s’écria vivement Madame.

— Non, non, Madame, interrompit Anne d’Autriche, pas d’éclat, s’il vous plaît. Le roi n’aime pas qu’on fasse parler mal des dames. Que tout ceci, s’il vous plaît, s’achève en famille.

— Madame, vous aurez l’obligeance de faire mander ici cette fille.

— Vous, ma fille, vous serez assez bonne pour rentrer un moment chez vous.

Les prières de la vieille reine étaient des ordres. Marie-Thérèse se leva pour rentrer dans son appartement, et Madame pour faire appeler La Vallière par un page.


CLXIII

PREMIÈRE QUERELLE


La Vallière entra chez la reine mère, sans se douter le moins du monde qu’il se fût tramé contre elle un complot dangereux.

Elle croyait qu’il s’agissait du service, et ja-