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et, sentant son pouce humide, elle regarda son pouce.

Il était non-seulement humide, mais rougi.

Le masque était tombé sur une de ces taches de sang qui, nous l’avons dit, maculaient le parquet, et, de l’extérieur noir, qui avait été mis par le hasard en contact avec lui, le sang avait passé à l’intérieur et tachait la batiste blanche.

— Oh ! oh ! dit Montalais, car nos lecteurs l’ont sans doute déjà reconnue à toutes les manœuvres que nous avons décrites, oh ! oh ! je ne lui rendrai plus ce masque, il est trop précieux maintenant.

Et se levant, elle courut à un coffret de bois d’érable qui renfermait plusieurs objets de toilette et de parfumerie.

— Non, pas encore ici, dit-elle, un pareil dépôt n’est pas de ceux que l’on abandonne à l’aventure.

Puis, après un moment de silence et avec un sourire qui n’appartenait qu’à elle :

— Beau masque, ajouta Montalais, teint du sang de ce brave chevalier, tu iras rejoindre au magasin des merveilles les lettres de La Vallière, celles de Raoul, toute cette amoureuse collection enfin qui fera un jour l’histoire de France et l’histoire de la royauté. Tu iras chez M. Malicorne, continua la folle en riant, tandis qu’elle commençait à se déshabiller, chez ce digne M. Malicorne, dit-elle en soufflant sa bougie, qui croit n’être que maître des appartements de Monsieur, et que je fais, moi, archiviste et historiographe de la maison de Bourbon et des meilleures maisons du royaume. Qu’il se plaigne, maintenant, ce bourru de Malicorne !

Et elle tira ses rideaux et s’endormit.


CLXI

LE VOYAGE.


Le lendemain, jour indiqué pour le départ, le roi, à onze heures sonnantes, descendit, avec les reines et Madame, le grand degré pour aller prendre son carrosse, attelé de six chevaux piaffant au bas de l’escalier.

Toute la cour attendait dans le Fer-à-Cheval en habits de voyage ; et c’était un brillant spectacle que cette quantité de chevaux sellés, de carrosses attelés, d’hommes et de femmes entourés de leurs officiers, de leurs valets et de leurs pages.

Le roi monta dans son carrosse accompagné des deux reines.

Madame en fit autant avec Monsieur.

Les filles d’honneur imitèrent cet exemple et prirent place, deux par deux, dans les carrosses qui leur étaient destinés.

Le carrosse du roi prit la tête, puis vint celui de Madame, puis les autres suivirent, selon l’étiquette.

Le temps était chaud ; un léger souffle d’air, qu’on avait pu croire assez fort le matin pour rafraîchir l’atmosphère, fut bientôt embrasé par le soleil caché sous les nuages, et ne s’infiltra plus, à travers cette chaude vapeur qui s’élevait du sol, que comme un vent brûlant qui soulevait une fine poussière et frappait au visage les voyageurs pressés d’arriver.

Madame fut la première qui se plaignit de la chaleur.

Monsieur lui répondit en se renversant dans le carrosse comme un homme qui va s’évanouir, et il s’inonda de sels et d’eaux de senteur, tout en poussant de profonds soupirs.

— En vérité, Monsieur, je croyais que vous eussiez été assez galant, par la chaleur qu’il fait, pour me laisser mon carrosse à moi toute seule et faire la route à cheval.

— À cheval ! s’écria le prince avec un accent d’effroi qui fit voir combien il était loin d’adhérer à cet étrange projet ; à cheval ! Mais vous n’y pensez pas, Madame, toute ma peau s’en irait par pièces au contact de ce vent de feu.

Madame se mit à rire.

— Vous prendrez mon parasol, dit-elle.

— Et la peine de le tenir, répondit Monsieur avec le plus grand sang-froid ; d’ailleurs, je n’ai pas de cheval.

— Comment ! pas de cheval ? répliqua la princesse, qui, si elle ne gagnait pas l’isolement, gagnait du moins la taquinerie ; pas de cheval ? Vous faites erreur, Monsieur, car je vois là-bas votre bai favori.

— Mon cheval bai ? s’écria le prince en essayant d’exécuter vers la portière un mouvement qui lui causa tant de gêne, qu’il ne l’accomplit qu’à moitié, et qu’il se hâta de reprendre son immobilité.

— Oui, dit Madame, votre cheval, conduit en main par M. de Malicorne.

— Pauvre bête ! répliqua le prince, comme il va avoir chaud !

Et, sur ces paroles, il ferma les yeux, pareil à un mourant qui expire.

Madame, de son côté, s’étendit paresseusement dans l’autre coin de la calèche et ferma les yeux aussi, non pas pour dormir, mais pour songer tout à son aise.

Cependant le roi, assis sur le devant de la voiture, dont il avait cédé le fond aux deux reines, éprouvait cette vive contrariété des amants inquiets qui, toujours, sans jamais assouvir cette soif ardente, désirent la vue de l’objet aimé, puis s’éloignent à demi contents sans s’apercevoir qu’ils ont amassé une soif plus ardente encore.

Le roi, marchant en tête comme nous avons dit, ne pouvait, de sa place, apercevoir les carrosses des dames et des filles d’honneur, qui venaient les derniers.

Il lui fallait, d’ailleurs, répondre aux éternelles interpellations de la jeune reine, qui, tout heureuse de posséder son cher mari, comme elle disait dans son oubli de l’étiquette royale, l’investissait de tout son amour, le garrottait de tous ses soins, de peur qu’on ne vînt le lui prendre ou qu’il ne lui prît l’envie de la quitter.

Anne d’Autriche, que rien n’occupait alors que les élancements sourds que, de temps en temps, elle éprouvait dans le sein, Anne d’Au-