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sant de blancheur, se dessiner sur la courtepointe à ramages sombres qui couvrait une partie de ce lit de douleur.

Elle frissonna en voyant une goutte de sang qui allait s’élargissant sur ce linge.

La poitrine blanche du jeune homme était découverte, comme si le frais de la nuit eût dû aider sa respiration. Une petite bandelette attachait l’appareil de la blessure, autour de laquelle s’élargissait un cercle bleuâtre de sang extravasé.

Un soupir profond s’exhala de la bouche de la jeune femme. Elle s’appuya contre la colonne du lit, et regarda par les trous de son masque ce douloureux spectacle.

Un souffle rauque et strident passait comme le râle de la mort par les dents serrées du comte.

La dame masquée saisit la main gauche du blessé.

Cette main brûlait comme un charbon ardent.

Mais, au moment où se posa dessus la main glacée de la dame, l’action de ce froid fut telle, que de Guiche ouvrit les yeux et tâcha de rentrer dans la vie en animant son regard.

La première chose qu’il aperçut, fut le fantôme dressé devant la colonne de son lit.

À cette vue, ses yeux se dilatèrent, mais sans que l’intelligence y allumât sa pure étincelle.

Alors la dame fit un signe à sa compagne, qui était demeurée près de la porte ; sans doute celle-ci avait sa leçon faite, car, d’une voix clairement accentuée, et sans hésitation aucune, elle prononça ces mots :

— Monsieur le comte, Son Altesse Royale Madame a voulu savoir comment vous supportiez les douleurs de cette blessure et vous témoigner par ma bouche tout le regret qu’elle éprouve de vous voir souffrir.

Au mot Madame, de Guiche fit un mouvement ; il n’avait point encore remarqué la personne à laquelle appartenait cette voix.

Il se retourna donc naturellement vers le point d’où venait cette voix.

Mais, comme la main glacée ne l’avait point abandonné, il en revint à regarder ce fantôme immobile.

— Est-ce vous qui me parlez, Madame, demanda-t-il d’une voix affaiblie, ou y avait-il avec vous une autre personne dans cette chambre ?

— Oui, répondit le fantôme d’une voix presque inintelligible et en baissant la tête.

— Eh bien, fit le blessé avec effort, merci. Dites à Madame que je ne regrette plus de mourir, puisqu’elle s’est souvenue de moi.

À ce mot mourir, prononcé par un mourant, la dame masquée ne put retenir ses larmes, qui coulèrent sous son masque et apparurent sur ses joues à l’endroit où le masque cessait de les couvrir.

De Guiche, s’il eût été plus maître de ses sens, les eût vues rouler en perles brillantes et tomber sur son lit.

La dame, oubliant qu’elle avait un masque, porta la main à ses yeux pour les essuyer, et, rencontrant sous sa main le velours agaçant et froid, elle arracha le masque avec colère et le jeta sur le parquet.

À cette apparition inattendue, qui semblait pour lui sortir d’un nuage, de Guiche poussa un cri et tendit les bras.

Mais toute parole expira sur ses lèvres, comme toute force dans ses veines.

Sa main droite, qui avait suivi l’impulsion de la volonté sans calculer son degré de puissance, sa main droite retomba sur le lit, et, tout aussitôt, ce linge si blanc fut rougi d’une tache plus large.

Et, pendant ce temps, les yeux du jeune homme se couvraient et se fermaient comme s’il eût commencé d’entrer en lutte avec l’ange indomptable de la mort.

Puis, après quelques mouvements sans volonté, la tête se retrouva immobile sur l’oreiller.

Seulement, de pâle, elle était devenue livide.

La dame eut peur ; mais, cette fois, contrairement à l’habitude, la peur fut attractive.

Elle se pencha vers le jeune homme, dévorant de son souffle ce visage froid et décoloré, qu’elle toucha presque ; puis elle déposa un rapide baiser sur la main gauche de de Guiche, qui, secoué comme par une décharge électrique, se réveilla une seconde fois, ouvrit de grands yeux sans pensée, et retomba dans un évanouissement profond.

— Allons, dit-elle à sa compagne, allons, nous ne pouvons demeurer plus longtemps ici ; j’y ferais quelque folie.

— Madame ! Madame ! Votre Altesse oublie son masque, dit la vigilante compagne.

— Ramassez-le, répondit sa maîtresse en se glissant éperdue par l’escalier.

Et, comme la porte de la rue était restée entr’ouverte, les deux oiseaux légers passèrent par cette ouverture, et, d’une course légère, regagnèrent le palais.

L’une des deux dames monta jusqu’aux appartements de Madame, où elle disparut.

L’autre entra dans l’appartement des filles d’honneur, c’est-à-dire à l’entresol.

Arrivée à sa chambre, elle s’assit devant une table, et, sans se donner le temps de respirer, elle se mit à écrire le billet suivant :

« Ce soir, Madame a été voir M. de Guiche.

« Tout va à merveille de ce côté.

« Allez du vôtre, et surtout brûlez ce papier. »

Puis elle plia la lettre en lui donnant une forme longue, et, sortant de chez elle avec précaution, elle traversa un corridor qui conduisait au service des gentilshommes de Monsieur.

Là, elle s’arrêta devant une porte, sous laquelle, ayant heurté deux coups secs, elle glissa le papier et s’enfuit.

Alors, revenant chez elle, elle fit disparaître toute trace de sa sortie et de l’écriture du billet.

Au milieu des investigations auxquelles elle se livrait, dans le but que nous venons de dire, elle aperçut, sur la table, le masque de Madame qu’elle avait rapporté suivant l’ordre de sa maîtresse, mais qu’elle avait oublié de lui remettre.

— Oh ! oh ! dit-elle, n’oublions pas de faire demain ce que j’ai oublié de faire aujourd’hui.

Et elle prit le masque par sa joue de velours,