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où le cheval retombait, le coup partit, enlevant le chapeau de de Wardes.

De Wardes comprit qu’il avait un instant à lui ; il en profita pour achever de charger son pistolet.

De Guiche, ne voyant pas tomber son adversaire jeta le premier pistolet devenu inutile, et marcha sur de Wardes en levant le second.

Mais, au troisième pas qu’il fit, de Wardes le prit tout marchant et le coup partit.

Un rugissement de colère y répondit ; le bras du comte se crispa et s’abattit. Le pistolet tomba.

De Wardes vit le comte se baisser, ramasser le pistolet de la main gauche, et faire un nouveau pas en avant.

Le moment était suprême.

— Je suis perdu, murmura de Wardes, il n’est point blessé à mort.

Mais, au moment où de Guiche levait son pistolet sur de Wardes, la tête, les épaules et les jarrets du comte fléchirent à la fois. Il poussa un soupir douloureux et vint rouler aux pieds du cheval de de Wardes.

— Allons donc ! murmura celui-ci.

Et, rassemblant les rênes, il piqua des deux.

Le cheval franchit le corps inerte et emporta rapidement de Wardes au château.

Arrivé là, de Wardes demeura un quart d’heure à tenir conseil.

Dans son impatience à quitter le champ de bataille, il avait négligé de s’assurer que de Guiche fût mort.

Une double hypothèse se présentait à l’esprit agité de de Wardes.

Ou de Guiche était tué, ou de Guiche était seulement blessé.

Si de Guiche était tué, fallait-il laisser ainsi son corps aux loups ? C’était une cruauté inutile, puisque, si de Guiche était tué, il ne parlerait certes pas.

S’il n’était pas tué, pourquoi, en ne lui portant pas secours, se faire passer pour un sauvage incapable de générosité ?

Cette dernière considération l’emporta.

De Wardes s’informa de Manicamp.

Il apprit que Manicamp s’était informé de de Guiche et, ne sachant point où le joindre, s’était allé coucher.

De Wardes alla réveiller le dormeur et lui conta l’affaire, que Manicamp écouta sans dire un mot, mais avec une expression d’énergie croissante dont on aurait cru sa physionomie incapable.

Seulement, lorsque de Wardes eut fini, Manicamp prononça un seul mot :

— Allons !

Tout en marchant, Manicamp se montait l’imagination, et, au fur et à mesure que de Wardes lui racontait l’événement, il s’assombrissait davantage.

— Ainsi, dit-il lorsque de Wardes eut fini, vous le croyez mort ?

— Hélas ! oui.

— Et vous vous êtes battus comme cela sans témoins ?

— Il l’a voulu.

— C’est singulier !

— Comment, c’est singulier ?

— Oui, le caractère de M. de Guiche ressemble bien peu à cela.

— Vous ne doutez pas de ma parole, je suppose ?

— Hé ! hé !

— Vous en doutez ?

— Un peu… Mais j’en douterai bien plus encore, je vous en préviens, si je vois le pauvre garçon mort.

— Monsieur Manicamp !

— Monsieur de Wardes !

— Il me semble que vous m’insultez !

— Ce sera comme vous voudrez. Que voulez-vous ? moi, je n’ai jamais aimé les gens qui viennent vous dire : « J’ai tué M. un tel dans un coin ; c’est un bien grand malheur, mais je l’ai tué loyalement. » Il fait bien noir pour cet adverbe-là, monsieur de Wardes !

— Silence, nous sommes arrivés.

En effet, on commençait à apercevoir la petite clairière, et, dans l’espace vide, la masse immobile du cheval mort.

À droite du cheval, sur l’herbe noire, gisait, la face contre terre, le pauvre comte baigné dans son sang.

Il était demeuré à la même place et ne paraissait même pas avoir fait un mouvement.

Manicamp se jeta à genoux, souleva le comte, et le trouva froid et trempé de sang.

Il le laissa retomber.

Puis, s’allongeant près de lui, il chercha jusqu’à ce qu’il eût trouvé le pistolet de de Guiche.

— Morbleu ! dit-il alors en se relevant, pâle comme un spectre et le pistolet au poing ; morbleu ! vous ne vous trompiez pas, il est bien mort !

— Mort ? répéta de Wardes.

— Oui, et son pistolet est chargé, ajouta Manicamp en interrogeant du doigt le bassinet.

— Mais ne vous ai-je pas dit que je l’avais pris dans la marche et que j’avais tiré sur lui au moment où il visait sur moi ?

— Êtes-vous bien sûr de vous être battu contre lui, monsieur de Wardes ? Moi, je l’avoue, j’ai bien peur que vous ne l’ayez assassiné. Oh ! ne criez pas ! vous avez tiré vos trois coups, et son pistolet est chargé ! Vous avez tué son cheval, et lui, de Guiche, un des meilleurs tireurs de France, n’a touché ni vous ni votre cheval ! Tenez, monsieur de Wardes, vous avez du malheur de m’avoir mené ici ; tout ce sang m’a monté à la tête ; je suis un peu ivre, et je crois, sur l’honneur ! puisque l’occasion s’en présente, que je vais vous faire sauter la cervelle. Monsieur de Wardes, recommandez votre âme à Dieu !

— Monsieur de Manicamp, vous n’y songez point ?

— Si fait, au contraire, j’y songe trop.

— Vous m’assassineriez ?

— Sans remords ; pour le moment, du moins.

— Êtes-vous gentilhomme ?

— On a été page ; donc on a fait ses preuves.

— Laissez-moi défendre ma vie, alors.

— Bon ! pour que vous me fassiez à moi, ce que vous avez fait au pauvre de Guiche.

Et Manicamp, soulevant son pistolet, l’arrêta,