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à un autre homme lorsque ce dernier l'a mécontenté. Ainsi, par exemple, si je vous cherchais une querelle, à vous, je vous dirais que Madame, après avoir distingué M. de Buckingham, passe en ce moment pour n’avoir renvoyé le beau duc qu’à votre profit.

— Oh ! cela ne me blesserait pas le moins du monde, cher de Wardes, dit de Guiche en souriant malgré le frisson qui courait dans ses veines comme une injection de feu. Peste ! une telle faveur, c’est du miel.

— D’accord ; mais, si je voulais absolument une querelle avec vous, je chercherais un démenti, et je vous parlerais de certain bosquet où vous vous rencontrâtes avec cette illustre princesse, de certaines génuflexions, de certains baisemains, et vous qui êtes un homme secret, vous, vif et pointilleux…

— Eh bien, non, je vous jure, dit de Guiche en l’interrompant avec le sourire sur les lèvres, quoiqu’il fût porté à croire qu’il allait mourir ; non, je vous jure que cela ne me toucherait pas, que je ne vous donnerais aucun démenti. Que voulez-vous, très-cher comte, je suis ainsi fait ; pour les choses qui me regardent, je suis de glace. Ah ! c’est bien autre chose lorsqu’il s’agit d’un ami absent, d’un ami qui, en partant, nous a confié ses intérêts ; oh ! pour cet ami, voyez-vous, de Wardes, je suis tout de feu !

— Je vous comprends, monsieur de Guiche ; mais, vous avez beau dire, il ne peut être question entre nous, à cette heure, ni de Bragelonne, ni de cette jeune fille sans importance qu’on appelle La Vallière.

En ce moment, quelques jeunes gens de la cour traversaient le salon, et, ayant déjà entendu les paroles qui venaient d’être prononcées, étaient à même d’entendre celles qui allaient suivre.

De Wardes s’en aperçut et continua tout haut :

— Oh ! si La Vallière était une coquette comme Madame, dont les agaceries, très-innocentes, je le veux bien, ont d’abord fait renvoyer M. de Buckingham en Angleterre, et ensuite vous ont fait exiler, vous, car, enfin, vous vous y êtes laissé prendre à ses agaceries, n’est-ce pas, Monsieur ?

Les gentilshommes s’approchèrent, de Saint-Aignan en tête, Manicamp après.

— Eh ! mon cher, que voulez-vous ? dit de Guiche en riant, je suis un fat, moi, tout le monde sait cela. J’ai pris au sérieux une plaisanterie, et je me suis fait exiler. Mais j’ai vu mon erreur, j’ai courbé ma vanité aux pieds de qui de droit, et j’ai obtenu mon rappel en faisant amende honorable et en me promettant à moi-même de me guérir de ce défaut, et, vous le voyez, j’en suis si bien guéri, que je ris maintenant de ce qui, il y a quatre jours, me brisait le cœur. Mais, lui, Raoul, il est aimé ; il ne rit pas des bruits qui peuvent troubler son bonheur, des bruits dont vous vous êtes fait l’interprète quand vous saviez cependant, comte, comme moi, comme ces messieurs, comme tout le monde, que ces bruits n’étaient qu’une calomnie.

— Une calomnie ! s’écria de Wardes, furieux de se voir poussé dans le piège par le sang-froid de de Guiche.

— Mais oui, une calomnie. Dame ! voici sa lettre, dans laquelle il me dit que vous avez mal parlé de mademoiselle de La Vallière, et où il me demande si ce que vous avez dit de cette jeune fille est vrai. Voulez-vous que je fasse juges ces Messieurs, de Wardes ?

Et, avec le plus grand sang-froid, de Guiche lut tout haut le paragraphe de la lettre qui concernait La Vallière.

— Et, maintenant, continua de Guiche, il est bien constaté pour moi que vous avez voulu blesser le repos de ce cher Bragelonne, et que vos propos étaient malicieux.

De Wardes regarda autour de lui pour savoir s’il aurait appui quelque part ; mais, à cette idée que de Wardes avait insulté, soit directement, soit indirectement, celle qui était l’idole du jour, chacun secoua la tête, et de Wardes ne vit que des hommes prêts à lui donner tort.

— Messieurs, dit de Guiche devinant d’instinct le sentiment général, notre discussion avec M. de Wardes porte sur un sujet si délicat, qu’il est important que personne n’en entende plus que vous n’en avez entendu. Gardez donc les portes, je vous prie, et laissez-nous achever cette conversation entre nous, comme il convient à deux gentilshommes dont l’un a donné à l’autre un démenti.

— Messieurs ! Messieurs ! s’écrièrent les assistants.

— Trouvez-vous que j’avais tort de défendre mademoiselle de La Vallière ? dit de Guiche. En ce cas, je passe condamnation et je retire les paroles blessantes que j’ai pu dire contre M. de Wardes.

— Peste ! dit de Saint-Aignan, non pas !… Mademoiselle de La Vallière est un ange.

— La vertu, la pureté en personne, dit Manicamp.

— Vous voyez, monsieur de Wardes, dit de Guiche, je ne suis point le seul qui prenne la défense de la pauvre enfant. Messieurs, une seconde fois, je vous supplie de nous laisser. Vous voyez qu’il est impossible d’être plus calme que nous ne le sommes.

Les courtisans ne demandaient pas mieux que de s’éloigner ; les uns allèrent à une porte, les autres à l’autre.

Les deux jeunes gens restèrent seuls.

— Bien joué, dit de Wardes au comte.

— N’est-ce pas ? répondit celui-ci.

— Que voulez-vous ? je me suis rouillé en province, mon cher, tandis que vous, ce que vous avez gagné de puissance sur vous-même me confond, comte ; on acquiert toujours quelque chose dans la société des femmes ; acceptez donc tous mes compliments.

— Je les accepte.

— Et je les retournerai à Madame.

— Oh ! maintenant, mon cher monsieur de Wardes, parlons-en aussi haut qu’il vous plaira.

— Ne m’en défiez pas.

— Oh ! je vous en défie ! Vous êtes connu pour un méchant homme ; si vous faites cela, vous passerez pour un lâche, et Monsieur vous fera pendre ce soir à l’espagnolette de sa fenêtre. Parlez, mon cher de Wardes, parlez.

— Je suis battu.