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— Vous avez la mémoire courte.

— Ah ! c’est vrai : Bragelonne ?

— Justement.

— Qui allait en mission près du roi Charles ?

— C’est cela. Eh bien, ne vous a-t-il pas dit, ou ne lui avez-vous pas dit ?…

— Je ne sais trop ce que je lui ai dit, je vous l’avoue ; mais ce que je ne lui ai pas dit, je le sais.

De Wardes était la finesse même. Il sentait parfaitement, à l’attitude de de Guiche, attitude pleine de froideur, de dignité, que la conversation prenait une mauvaise tournure. Il résolut de se laisser aller à la conversation et de se tenir sur ses gardes.

— Qu’est-ce donc, s’il vous plaît, que cette chose que vous ne lui avez pas dite ? demanda de Guiche.

— Eh bien, la chose concernant La Vallière.

— La Vallière… Qu’est-ce que cela ? et quelle est cette chose si étrange que vous l’avez sue là-bas, vous, tandis que Bragelonne, qui était ici, ne l’a pas sue, lui ?

— Est-ce sérieusement que vous me faites cette question ?

— On ne peut plus sérieusement.

— Quoi, vous, homme de cour, vous, vivant chez Madame, vous, le commensal de la maison, vous, l’ami de Monsieur, vous, le favori de notre belle princesse ?

De Guiche rougit de colère.

— De quelle princesse parlez-vous ? demanda-t-il.

— Mais je n’en connais qu’une, mon cher. Je parle de Madame. Est-ce que vous avez une autre princesse au cœur ? Voyons.

De Guiche allait se lancer ; mais il vit la feinte.

Une querelle était imminente entre les deux jeunes gens. De Wardes voulait seulement la querelle au nom de Madame, tandis que de Guiche ne l’acceptait qu’au nom de La Vallière. C’était, à partir de ce moment, un jeu de feintes, et qui devait durer jusqu’à ce que l’un d’eux fût touché.

De Guiche reprit donc tout son sang-froid.

— Il n’est pas le moins du monde question de Madame dans tout ceci, mon cher de Wardes, dit de Guiche, mais de ce que vous disiez là, à l’instant même.

— Et que disais-je ?

— Que vous aviez caché à Bragelonne certaines choses.

— Que vous savez aussi bien que moi, répliqua de Wardes.

— Non, d’honneur !

— Allons donc !

— Si vous me le dites, je le saurai ; mais non autrement, je vous jure !

— Comment ! j’arrive de là-bas, de soixante lieues ; vous n’avez pas bougé d’ici ; vous avez vu de vos yeux, vous, ce que la renommée m’a rapporté là-bas, elle, et je vous entends me dire sérieusement que vous ne savez pas ? Oh ! comte, vous n’êtes pas charitable.

— Ce sera comme il vous plaira, de Wardes ; mais, je vous le répète, je ne sais rien.

— Vous faites le discret, c’est prudent.

— Ainsi, vous ne me direz rien, pas plus à moi qu’à Bragelonne ?

— Vous faites la sourde oreille. Je suis bien convaincu que Madame ne serait pas si maîtresse d’elle-même que vous.

— Ah ! double hypocrite, murmura de Guiche, te voilà revenu sur ton terrain.

— Eh bien, alors, continua de Wardes, puisqu’il nous est si difficile de nous entendre sur La Vallière et Bragelonne, causons de vos affaires personnelles.

— Mais, dit de Guiche, je n’ai point d’affaires personnelles, moi. Vous n’avez rien dit de moi, je suppose à Bragelonne, que vous ne puissiez me redire, à moi ?

— Non. Mais, comprenez-vous, de Guiche ? c’est qu’autant je suis ignorant sur certaines choses, autant je suis ferré sur d’autres. S’il s’agissait, par exemple, de vous parler des relations de M. de Buckingham à Paris, comme j’ai fait le voyage avec le duc, je pourrais vous dire les choses les plus intéressantes. Voulez-vous que je vous les dise ?

De Guiche passa sa main sur son front moite de sueur.

— Mais, non, dit-il, cent fois non, je n’ai point de curiosité pour ce qui ne me regarde pas. M. de Buckingham n’est pour moi qu’une simple connaissance, tandis que Raoul est un ami intime. Je n’ai donc aucune curiosité de savoir ce qui est arrivé à M. de Buckingham, tandis que j’ai tout intérêt à savoir ce qui est arrivé à Raoul ?

— À Paris ?

— Oui, à Paris ou à Boulogne. Vous comprenez, moi, je suis présent : si quelque événement advient, je suis là pour y faire face ; tandis que Raoul est absent et n’a que moi pour le représenter ; donc, les affaires de Raoul avant les miennes.

— Mais Raoul reviendra.

— Oui, après sa mission. En attendant, vous comprenez, il ne peut courir de mauvais bruits sur lui sans que je les examine.

— D’autant plus qu’il y restera quelque temps, à Londres, dit de Wardes en ricanant.

— Vous croyez ? demanda naïvement de Guiche.

— Parbleu ! croyez-vous qu’on l’a envoyé à Londres pour qu’il ne fasse qu’y aller et en revenir ? Non pas ; on l’a envoyé à Londres pour qu’il y reste.

— Ah ! comte, dit de Guiche en saisissant avec force la main de Wardes, voici un soupçon bien fâcheux pour Bragelonne, et qui justifie à merveille ce qu’il m’a écrit de Boulogne.

De Wardes redevint froid ; l’amour de la raillerie l’avait poussé en avant, et il avait, par son imprudence, donné prise sur lui.

— Eh bien, voyons, qu’a-t-il écrit ? demanda-t-il.

— Que vous lui aviez glissé quelques insinuations perfides contre La Vallière et que vous aviez paru rire de sa grande confiance dans cette jeune fille.

— Oui, j’ai fait tout cela, dit de Wardes, et j’étais prêt, en le faisant, à m’entendre dire par le vicomte de Bragelonne ce que dit un homme