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— Comte, dit-elle, ménagez-moi. Vous voyez que je souffre, et vous n’avez aucune pitié.

Les larmes, dernière crise de cet accès, étouffèrent sa voix. De Guiche, la voyant pleurer, la prit dans ses bras et la porta jusqu’à son fauteuil ; un moment encore, elle suffoquait.

— Pourquoi, murmura-t-il à ses genoux, ne m’avouez-vous pas vos peines. Aimez-vous quelqu’un ? Dites-le-moi ? J’en mourrai, mais après que je vous aurai soulagée, consolée, servie même.

— Oh ! vous m’aimez ainsi ! répliqua-t-elle vaincue.

— Je vous aime à ce point ; oui, Madame.

Et elle lui donna ses deux mains.

— J’aime, en effet, murmura-t-elle si bas que nul n’eût pu l’entendre.

Lui l’entendit.

— Le roi ? dit-il.

Elle secoua doucement la tête, et son sourire fut comme ces éclaircies de nuages par lesquelles, après la tempête, on croit voir le paradis s’ouvrir.

— Mais, ajouta-t-elle, il y a d’autres passions dans un cœur bien né. L’amour, c’est la poésie ; mais la vie de ce cœur, c’est l’orgueil. Comte, je suis née sur le trône, je suis fière et jalouse de mon rang. Pourquoi le roi rapproche-t-il de lui des indignités ?

— Encore ! fit le comte ; voilà que vous maltraitez cette pauvre fille qui sera la femme de mon ami.

— Vous êtes assez simple pour croire cela, vous ?

— Si je ne le croyais pas, dit-il fort pâle, Bragelonne serait prévenu demain ; oui, si je supposais que cette pauvre La Vallière eût oublié les serments qu’elle a faits à Raoul. Mais non, ce serait une lâcheté de trahir le secret d’une femme ; ce serait un crime de troubler le repos d’un ami.

— Vous croyez, dit la princesse avec un sauvage éclat de rire, que l’ignorance est du bonheur ?

— Je le crois, répliqua-t-il.

— Prouvez ! prouvez donc ! dit-elle vivement.

— C’est facile : Madame, on dit dans toute la cour que le roi vous aimait et que vous aimiez le roi.

— Eh bien ? fit-elle en respirant péniblement.

— Eh bien, admettez que Raoul, mon ami, fût venu me dire : « Oui, le roi aime Madame ; oui, le roi a touché le cœur de Madame, » j’eusse peut-être tué Raoul !

— Il eût fallu, dit la princesse avec cette obstination des femmes qui se sentent imprenables, que M. de Bragelonne eût eu des preuves pour vous parler ainsi.

— Toujours est-il, répondit de Guiche en soupirant, que, n’ayant pas été averti, je n’ai rien approfondi, et qu’aujourd’hui mon ignorance m’a sauvé la vie.

— Vous pousseriez jusqu’à l’égoïsme et la froideur, dit Madame, que vous laisseriez ce malheureux jeune homme continuer d’aimer La Vallière ?

— Jusqu’au jour où La Vallière me sera révélée coupable, oui, Madame.

— Mais les bracelets ?

— Eh ! Madame, puisque vous vous attendiez à les recevoir du roi, qu’eussé-je pu dire ?

L’argument était vigoureux ; la princesse en fut écrasée. Elle ne se releva plus dès ce moment.

Mais, comme elle avait l’âme pleine de noblesse, comme elle avait l’esprit ardent d’intelligence, elle comprit toute la délicatesse de de Guiche.

Elle lut clairement dans son cœur qu’il soupçonnait le roi d’aimer La Vallière, et ne voulait pas user de cet expédient vulgaire, qui consiste à ruiner un rival dans l’esprit d’une femme, en donnant à celle-ci l’assurance, la certitude que ce rival courtise une autre femme.

Elle devina qu’il soupçonnait La Vallière, et que, pour lui laisser le temps de se convertir, pour ne pas la faire perdre à jamais, il se réservait une démarche directe ou quelques observations plus nettes.

Elle lut en un mot tant de grandeur réelle, tant de générosité dans le cœur de son amant, qu’elle sentit s’embraser le sien au contact d’une flamme aussi pure.

De Guiche, en restant, malgré la crainte de déplaire, un homme de conséquence et de dévouement, grandissait à l’état de héros, et la réduisait à l’état de femme jalouse et mesquine.

Elle l’en aima si tendrement, qu’elle ne put s’empêcher de lui en donner un témoignage.

— Voilà bien des paroles perdues, dit-elle en lui prenant la main. Soupçons, inquiétudes, défiances, douleurs, je crois que nous avons prononcé tous ces noms.

— Hélas ! oui, Madame.

— Effacez-les de votre cœur comme je les chasse du mien. Comte, que cette La Vallière aime le roi ou ne l’aime pas, que le roi aime ou n’aime pas La Vallière, faisons, à partir de ce moment, une distinction dans nos deux rôles. Vous ouvrez de grands yeux ; je gage que vous ne me comprenez pas ?

— Vous êtes si vive, Madame, que je tremble toujours de vous déplaire.

— Voyez comme il tremble, le bel effrayé ! dit-elle avec un enjouement plein de charme. Oui, Monsieur, j’ai deux rôles à jouer. Je suis la sœur du roi, la belle-sœur de sa femme. À ce titre, ne faut-il pas que je m’occupe des intrigues du ménage ? Votre avis ?

— Le moins possible, Madame.

— D’accord, mais c’est une question de dignité ; ensuite je suis la femme de Monsieur.

De Guiche soupira.

— Ce qui, dit-elle tendrement, doit vous exhorter à me parler toujours avec le plus souverain respect.

— Oh ! s’écria-t-il en tombant à ses pieds, qu’il baisa comme ceux d’une divinité.

— Vraiment, murmura-t-elle, je crois que j’ai encore un autre rôle. Je l’oubliais.

— Lequel ? lequel ?

— Je suis femme, dit-elle plus bas encore. J’aime.

Il se releva. Elle lui ouvrit ses bras ; leurs lèvres se touchèrent.