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çon compassée, industrieuse, dont ils se lançaient les regards comme attaque ou comme défense, il voyait qu’on ne parlait pas d’amour.

À la fin de la conversation, la dame se leva, et ce fut elle qui s’inclina profondément devant Aramis.

— Oh ! oh ! dit d’Artagnan, mais cela finit comme un rendez-vous d’amour !… Le cavalier s’agenouille au commencement ; la demoiselle est domptée ensuite, et c’est elle qui supplie… Quelle est cette demoiselle ? Je donnerais un ongle pour la voir.

Mais ce fut impossible. Aramis s’en alla le premier ; la dame s’enfonça sous ses coiffes et partit ensuite.

D’Artagnan n’y tint plus : il courut à la fenêtre de la rue de Lyon.

Aramis venait d’entrer dans l’auberge.

La dame se dirigeait en sens inverse. Elle allait rejoindre vraisemblablement un équipage de deux chevaux de main et d’un carrosse qu’on voyait à la lisière du bois.

Elle marchait lentement, la tête baissée, absorbée dans une profonde rêverie.

— Mordioux ! mordioux ! il faut que je connaisse cette femme, dit encore le mousquetaire.

Et, sans plus délibérer, il se mit à la poursuivre.

Chemin faisant, il se demandait par quel moyen il la forcerait à lever son voile.

— Elle n’est pas jeune, dit-il ; c’est une femme du grand monde. Je connais, ou le diable m’emporte ! cette tournure-là.

Comme il courait, le bruit de ses éperons et de ses bottes sur le sol battu de la rue faisait un cliquetis étrange ; un bonheur lui arriva sur lequel il ne comptait plus.

Ce bruit inquiéta la dame ; elle crut être suivie ou poursuivie, ce qui était vrai, et elle se retourna.

D’Artagnan sauta comme s’il eût reçu dans les mollets une charge de plomb à moineaux ; puis, faisant un crochet pour revenir sur ses pas :

— Madame de Chevreuse ! murmura-t-il.

D’Artagnan ne voulut pas rentrer sans tout savoir.

Il demanda au père Célestin de s’informer près du fossoyeur quel était le mort qu’on avait enseveli le matin même.

— Un pauvre mendiant franciscain, répliqua celui-ci, qui n’avait pas même un chien pour l’aimer en ce monde et l’escorter à sa dernière demeure.

— S’il en était ainsi, pensa d’Artagnan, Aramis n’eût pas assisté à son convoi. Ce n’est pas un chien pour le dévouement que M. l’évêque de Vannes ; pour le flair, je ne dis pas !


CXLVI

COMMENT PORTHOS, TRÜCHEN ET PLANCHET SE QUITTÈRENT TOUS AMIS, GRÂCE À D’ARTAGNAN.


On fit grosse chère dans la maison de Planchet.

Porthos brisa une échelle et deux cerisiers, dépouilla les framboisiers, mais ne put arriver jusqu’aux fraises, à cause, disait-il, de son ceinturon.

Trüchen, qui s’était déjà apprivoisée avec le géant, lui répondit :

— Ce n’est pas le ceinduron, z’est le fendre.

Et Porthos, ravi de joie, embrassa Trüchen, qui lui cueillait plein sa main de fraises et les lui fit manger dans sa main. D’Artagnan, qui arriva sur ces entrefaites, gourmanda Porthos sur sa paresse, et plaignit tout bas Planchet.

Porthos déjeuna bien ; quand il eut fini :

— Je me plairais ici, dit-il en regardant Trüchen.

Trüchen sourit.

Planchet en fit autant, non sans un peu de gêne.

Alors d’Artagnan dit à Porthos :

— Il ne faut pas, mon ami, que les délices de Capoue vous fassent oublier le but réel de notre voyage à Fontainebleau.

— Ma présentation au roi ?

— Précisément. Je veux aller faire un tour en ville pour préparer cela. Ne sortez pas d’ici, je vous prie.

— Oh ! non, s’écria Porthos.

Planchet regarda d’Artagnan avec crainte.

— Est-ce que vous serez absent longtemps ? dit-il.

— Non, mon ami, et, dès ce soir, je te débarrasse de deux hôtes un peu lourds pour toi.

— Oh ! monsieur d’Artagnan, pouvez-vous dire…

— Non ; vois-tu, ton cœur est excellent, mais ta maison est petite. Tel n’a que deux arpents, qui peut loger un roi et le rendre très-heureux ; mais tu n’es pas né grand seigneur, toi.

M. Porthos non plus, murmura Planchet.

— Il l’est devenu, mon cher : il est suzerain de cent mille livres de rente depuis vingt ans, et, depuis cinquante, il est suzerain de deux poings et d’une échine qui n’ont jamais eu de rivaux dans ce beau royaume de France. Porthos est un très-grand seigneur à côté de toi, mon fils, et… Je ne t’en dis pas davantage : je te sais intelligent.

— Mais non, mais non, Monsieur ; expliquez-moi…

— Regarde ton verger dépouillé, ton garde-manger vide, ton lit cassé, ta cave à sec, regarde… madame Trüchen…

— Ah ! mon Dieu ! dit Planchet.

— Porthos, vois-tu, est seigneur de trente villages qui renferment trois cents vassales fort égrillardes, et c’est un bien bel homme que Porthos !

— Ah ! mon Dieu ! répéta Planchet.

— Madame Trüchen est une excellente personne, continua d’Artagnan ; conserve-la pour toi, entends-tu ?

Et il lui frappa sur l’épaule.

À ce moment, l’épicier aperçut Trüchen et Porthos éloignés sous une tonnelle.

Trüchen, avec une grâce toute flamande, faisait à Porthos des boucles d’oreilles avec des doubles cerises, et Porthos riait amoureusement, comme Samson devant Dalilah.