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— Non, dans une carafe ; une carafe suffira, répondit Porthos avec bonhomie.

Et, portant la carafe à sa bouche, comme un sonneur fait de sa trompe, il vida la carafe d’un seul coup.

Planchet tressaillit dans tous les sentiments qui correspondent aux fibres de la propriété et de l’amour-propre.

Cependant, hôte digne de l’hospitalité antique, il feignait de causer très-attentivement avec d’Artagnan, et lui répétait sans cesse :

— Ah ! Monsieur, quelle joie !… ah ! Monsieur, quel honneur !

— À quelle heure souperons-nous, Planchet ? demanda Porthos ; j’ai appétit.

Le premier garçon joignit les mains.

Les deux autres se coulèrent sous les comptoirs, craignant que Porthos ne sentît la chair fraîche.

— Nous prendrons seulement ici un léger goûter, dit d’Artagnan, et, une fois à la campagne de Planchet, nous souperons.

— Ah ! c’est à votre campagne que nous allons, Planchet ? dit Porthos. Tant mieux.

— Vous me comblez, monsieur le baron.

Monsieur le baron fit grand effet sur les garçons, qui virent un homme de la plus haute qualité dans un appétit de cette espèce.

D’ailleurs, ce titre les rassura. Jamais ils n’avaient entendu dire qu’un ogre eût été appelé monsieur le baron.

— Je prendrai quelques biscuits pour ma route, dit nonchalamment Porthos.

Et, ce disant, il vida tout un bocal de biscuits anisés dans la vaste poche de son pourpoint.

— Ma boutique est sauvée, s’écria Planchet.

— Oui, comme le fromage, dit le premier garçon.

— Quel fromage ?

— Ce fromage de Hollande dans lequel était entré un rat et dont nous ne trouvâmes plus que la croûte.

Planchet regarda sa boutique, et, à la vue de ce qui avait échappé à la dent de Porthos, il trouva la comparaison exagérée.

Le premier garçon s’aperçut de ce qui se passait dans l’esprit de son maître.

— Gare au retour ! lui dit-il.

— Vous avez des fruits chez vous ? dit Porthos en montrant l’entre-sol, d’où l’on venait d’annoncer que la collation était servie.

— Hélas ! pensa l’épicier en adressant à d’Artagnan un regard plein de prières, que celui-ci comprit à moitié.

Après la collation, on se mit en route.

Il était tard lorsque les trois cavaliers, partis de Paris vers six heures, arrivèrent sur le pavé de Fontainebleau.

La route s’était faite gaiement. Porthos prenait goût à la société de Planchet, parce que celui-ci lui témoignait beaucoup de respect et l’entretenait avec amour de ses prés, de ses bois et de ses garennes.

Porthos avait les goûts et l’orgueil du propriétaire.

D’Artagnan, lorsqu’il eut vu aux prises les deux compagnons, prit les bas côtés de la route, et, laissant la bride flotter sur le cou de sa monture, il s’isola du monde entier comme de Porthos et de Planchet.

La lune glissait doucement à travers le feuillage bleuâtre de la forêt. Les senteurs de la plaine montaient, embaumées, aux narines des chevaux, qui soufflaient avec de grands bonds de joie.

Porthos et Planchet se mirent à parler foins.

Planchet avoua à Porthos que, dans l’âge mûr de sa vie, il avait, en effet, négligé l’agriculture pour le commerce, mais que son enfance s’était écoulée en Picardie, dans les belles luzernes qui lui montaient jusqu’aux genoux et sous les pommiers verts aux pommes rouges ; aussi s’était-il juré, aussitôt sa fortune faite, de retourner à la nature, et de finir ses jours comme il les avait commencés, le plus près possible de la terre, où tous les hommes s’en vont.

— Eh ! eh ! dit Porthos, alors, mon cher monsieur Planchet, votre retraite est proche ?

— Comment cela ?

— Oui, vous me paraissez en train de faire une petite fortune.

— Mais oui, répondit Planchet, on boulotte.

— Voyons, combien ambitionnez-vous et, à quel chiffre comptez-vous vous retirer ?

— Monsieur, dit Planchet, sans répondre à la question, si intéressante qu’elle fût, Monsieur, une chose me fait beaucoup de peine.

— Quelle chose ? demanda Porthos en regardant derrière lui comme pour chercher cette chose qui inquiétait Planchet et l’en délivrer.

— Autrefois, dit l’épicier, vous m’appeliez, Planchet tout court et vous m’eussiez dit : « Combien ambitionnes-tu, Planchet, et à quel chiffre comptes-tu te retirer ? »

— Certainement, certainement, autrefois j’eusse dit cela, répliqua l’honnête Porthos avec un embarras plein de délicatesse ; mais autrefois…

— Autrefois, j’étais le laquais de M. d’Artagnan, n’est-ce pas cela que vous voulez dire ?

— Oui.

— Eh bien, si je ne suis plus tout à fait son laquais, je suis son serviteur ; et, de plus, depuis ce temps-là…

— Eh bien, Planchet ?

— Depuis ce temps-là, j’ai eu l’honneur d’être son associé.

— Oh ! oh ! fit Porthos. Quoi ! d’Artagnan s’est mis dans l’épicerie ?

— Non, non, dit d’Artagnan, que ces paroles tirèrent de sa rêverie et qui mit son esprit à la conversation avec l’habileté et la rapidité qui distinguaient chaque opération de son esprit et de son corps. Ce n’est pas d’Artagnan qui s’est mis dans l’épicerie, c’est Planchet qui s’est mis dans la politique. Voilà !

— Oui, dit Planchet avec orgueil et satisfaction à la fois, nous avons fait ensemble une petite opération qui m’a rapporté, à moi, cent mille livres, à M. d’Artagnan, deux cent mille.

— Oh ! oh ! fit Porthos avec admiration.

— En sorte, monsieur le baron, continua l’épicier, que je vous prie de nouveau de m’appeler Planchet comme par le passé et de me tu-