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rons, moins la dépêche d’Aramis éprouvera de retard.

— Porthos, vous raisonnez toujours puissamment, et chez vous la logique seconde l’imagination.

— Vous trouvez ? dit Porthos.

— C’est le résultat des études solides, répondit d’Artagnan. Allons, venez.

— Mais, dit Porthos, ma promesse à M. Fouquet ?

— Laquelle ?

— De ne point quitter Saint-Mandé sans le prévenir.

— Ah ! mon cher Porthos, dit d’Artagnan, que vous êtes jeune !

— Comment cela ?

— Vous arrivez à Fontainebleau, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous y trouverez M. Fouquet ?

— Oui.

— Chez le roi probablement ?

— Chez le roi, répéta majestueueusement Porthos.

— Et vous l’abordez en lui. disant : « Monsieur Fouquet, j’ai l’honneur de vous prévenir que je viens de quitter Saint-Mandé. »

— Et, dit Porthos avec la même majesté, me voyant à Fontainebleau chez le roi, M. Fouquet ne pourra pas dire que je mens.

— Mon cher Porthos, j’ouvrais la bouche pour vous le dire ; vous me devancez en tout. Oh ! Porthos ! quelle heureuse nature vous êtes ! l’âge n’a pas mordu sur vous.

— Pas trop.

— Alors tout est dit.

— Je crois que oui.

— Vous n’avez plus de scrupules ?

— Je crois que non.

— Alors je vous emmène.

— Parfaitement ; je vais faire seller mes chevaux.

— Vous avez des chevaux ici ?

— J’en ai cinq.

— Que vous avez fait venir de Pierrefonds ?

— Que M. Fouquet m’a donnés.

— Mon cher Porthos, nous n’avons pas besoin de cinq chevaux pour deux ; d’ailleurs, j’en ai déjà trois à Paris, cela en ferait huit ; ce serait trop.

— Ce ne serait pas trop si j’avais mes gens ici ; mais, hélas ! je ne les ai pas.

— Vous regrettez vos gens ?

— Je regrette Mousqueton, Mousqueton me manque.

— Excellent cœur ! dit d’Artagnan ; mais, croyez-moi, laissez vos chevaux ici comme vous avez laissé Mousqueton là-bas.

— Pourquoi cela ?

— Parce que, plus tard….

— Eh bien ?

— Eh bien, plus tard, peut-être sera-t-il bien que M. Fouquet ne vous ait rien donné du tout.

— Je ne comprends pas, dit Porthos.

— Il est inutile que vous compreniez.

— Cependant…

— Je vous expliquerai cela plus tard, Porthos.

— C’est de la politique, je parie.

— Et de la plus subtile.

Porthos baissa la tête sur ce mot de politique ; puis, après un moment de rêverie, il ajouta :

— Je vous avouerai, d’Artagnan, que je ne suis pas politique.

— Je le sais, pardieu ! bien.

— Oh ! nul ne sait cela ; vous me l’avez dit vous-même, vous, le brave des braves.

— Que vous ai-je dit, Porthos ?

— Que l’on avait ses jours. Vous me l’avez dit et je l’ai éprouvé. Il y a des jours où l’on éprouve moins de plaisir que dans d’autres à recevoir des coups d’épée.

— C’est ma pensée.

— C’est la mienne aussi, quoique je ne croie guère aux coups qui tuent.

— Diable ! vous avez tué, cependant ?

— Oui, mais je n’ai jamais été tué.

— La raison est bonne.

— Donc, je ne crois pas mourir jamais de la lame d’une épée ou de la balle d’un fusil.

— Alors, vous n’avez peur de rien ?… Ah ! de l’eau, peut-être ?

— Non, je nage comme une loutre.

— De la fièvre quartaine ?

— Je ne l’ai jamais eue, et ne crois point l’avoir jamais ; mais je vous avouerai une chose…

Et Porthos baissa la voix.

— Laquelle ? demanda d’Artagnan en se mettant au diapason de Porthos.

— Je vous avouerai, répéta Porthos, que j’ai une horrible peur de la politique.

— Ah bah ! s’écria d’Artagnan.

— Tout beau ! dit Porthos d’une voix de stentor. J’ai vu Son Éminence M. le cardinal de Richelieu et son Éminence M. le cardinal de Mazarin ; l’un avait une politique rouge, l’autre une politique noire. Je n’ai jamais été beaucoup plus content de l’une que de l’autre : la première a fait couper le cou à M. de Marillac, à M. de Thou, à M. de Cinq-Mars, à M. de Chalais, à M. de Boutteville, à M. de Montmorency ; la seconde a fait écharper une foule de frondeurs, dont nous étions, mon cher.

— Dont, au contraire, nous n’étions pas, dit d’Artagnan.

— Oh ! si fait ; car, si je dégainais pour le cardinal, moi, je frappais pour le roi.

— Cher Porthos !

— J’achève. Ma peur de la politique est donc telle, que, s’il y a de la politique là-dessous, j’aime mieux retourner à Pierrefonds.

— Vous auriez raison, si cela était ; mais avec moi, cher Porthos, jamais de politique, c’est net. Vous avez travaillé à fortifier Belle-Isle ; le roi a voulu savoir le nom de l’habile ingénieur qui avait fait les travaux ; vous êtes timide comme tous les hommes d’un vrai mérite ; peut-être Aramis veut-il vous mettre sous le boisseau. Moi, je vous prends ; moi, je vous déclare ; moi, je vous produis ; le roi vous récompense, et voilà toute ma politique.

— C’est la mienne, morbleu ! dit Porthos en tendant la main à d’Artagnan.

Mais d’Artagnan connaissait la main de Porthos ; il savait qu’une fois emprisonnée entre les