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— Je ne demande pas mieux.

— Voulez-vous que j’essaye ?

— À l’instant.

— Soit ! Avez-vous ici des chevaux ?

— Oui : dix, vingt, trente.

— Il n’en est pas besoin de tant que cela ; deux, voilà tout.

— Ils sont à ta disposition, Planchet.

— Bon ! je vous emmène.

— Quand cela ?

— Demain.

— Où ?

— Ah ! vous demandez trop.

— Cependant tu m’avoueras qu’il est important que je sache où je vais.

— Aimez-vous la campagne ?

— Médiocrement, Planchet.

— Alors vous aimez la ville ?

— C’est selon.

— Eh bien, je vous mène dans un endroit moitié ville, moitié campagne.

— Bon !

— Dans un endroit où vous vous amuserez, j’en suis sûr.

— À merveille !

— Et, miracle, dans un endroit d’où vous revenez pour vous y être ennuyé.

— Moi ?

— Mortellement !

— C’est donc à Fontainebleau que tu vas ?

— À Fontainebleau, juste !

— Tu vas à Fontainebleau, toi ?

— J’y vais.

— Et que vas-tu faire à Fontainebleau, bon Dieu ?

Planchet répondit à d’Artagnan par un clignement d’yeux plein de malice.

— Tu as quelque terre par là, scélérat !

— Oh ! une misère, une bicoque.

— Je t’y prends.

— Mais c’est gentil, parole d’honneur !

— Je vais à la campagne de Planchet ! s’écria d’Artagnan.

— Quand vous voudrez.

— N’avons-nous pas dit demain.

— Demain, soit ; et puis, d’ailleurs, demain, c’est le 14, c’est-à-dire la veille du jour où j’ai peur de m’ennuyer ; ainsi donc, c’est convenu ?

— Convenu.

— Vous me prêtez un de vos chevaux ?

— Le meilleur.

— Non, je préfère le plus doux ; je n’ai jamais été excellent cavalier, vous le savez, et, dans l’épicerie, je me suis encore rouillé ; et puis…

— Et puis quoi ?

— Et puis, ajouta Planchet avec un autre clin d’œil, et puis je ne veux pas me fatiguer.

— Et pourquoi ? se hasarda à demander d’Artagnan.

— Parce que je ne m’amuserais plus, répondit Planchet.

Et là-dessus il se leva de dessus son sac de maïs en s’étirant et en faisant craquer tous ses os les uns après les autres avec une sorte d’harmonie.

— Planchet, Planchet ! s’écria d’Artagnan, je déclare qu’il n’est point sur la terre de sybarite qui puisse vous être comparé. Ah ! Planchet, on voit bien que nous n’avons pas encore mangé l’un près de l’autre un tonneau de sel.

— Et pourquoi cela, Monsieur ?

— Parce que je ne te connais pas encore, dit d’Artagnan, et que, décidément, j’en reviens à croire définitivement ce que j’avais pensé un instant le jour où, à Boulogne, tu as étranglé, ou peu s’en faut, Lubin, le valet de M. de Wardes ; Planchet, c’est que tu es un homme de ressource.

Planchet se mit à rire d’un rire plein de fatuité, donna le bonsoir au mousquetaire, et descendit dans son arrière-boutique, qui lui servait de chambre à coucher.

D’Artagnan reprit sa première position sur sa chaise, et son front, déridé un instant, devint plus pensif que jamais.

Il avait déjà oublié les folies et les rêves de Planchet.

— Oui, se dit-il en ressaisissant le fil de ses pensées, interrompues par cet agréable colloque auquel nous venons de faire participer le public ; oui, tout est là :

« l° Savoir ce que Baisemeaux voulait à Aramis ;

« 2° Savoir pourquoi Aramis ne me donne point de ses nouvelles ;

« 3° Savoir où est Porthos.

« Sous ces trois points gît le mystère.

« Or, continua d’Artagnan, puisque nos amis ne nous avouent rien, ayons recours à notre pauvre intelligence. On fait ce qu’on peut, mordious ! ou Malaga ! comme dit Planchet. »


CXLI

LA LETTRE DE M. DE BAISEMEAUX


D’Artagnan fidèle à son plan, alla dès le lendemain matin rendre visite à M. de Baisemeaux.

C’était jour de propreté à la Bastille : les canons étaient brossés, fourbis, les escaliers grattés ; les porte-clefs semblaient occupés du soin de polir leurs clefs elles-mêmes.

Quant aux soldats de la garnison, ils se promenaient dans leurs cours, sous prétexte qu’ils étaient assez propres.

Le commandant Baisemeaux reçut d’Artagnan d’une façon plus que polie ; mais il fut avec lui d’une réserve tellement serrée, que toute la finesse de d’Artagnan ne lui tira pas une syllable.

Plus il se retenait dans ses limites, plus la défiance de d’Artagnan croissait.

Ce dernier crut même remarquer que le commandant agissait en vertu d’une recommandation récente.

Baisemeaux n’avait pas été au Palais-Royal, avec d’Artagnan, l’homme froid et impénétrable que celui-ci trouva dans le Baisemaux de la Bastille.

Quand d’Artagnan voulut le faire parler sur