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Il est évident que, mise en demeure entre la valeur pécuniaire et la beauté artistique, Montalais eût sans hésitation préféré les diamants aux camées.

Aussi eut-elle grand’peine à les passer à sa compagne La Vallière. La Vallière attacha sur les bijoux un regard presque indiffèrent.

— Oh ! que ces bracelets sont riches ! que ces bracelets sont magnifiques ! s’écria Montalais ; et tu ne t’extasies pas sur eux, Louise ? Mais, en vérité, tu n’es donc pas femme ?

— Si fait, répondit la jeune fille avec un accent d’adorable mélancolie. Mais pourquoi désirer ce qui ne peut nous appartenir ?

Le roi, la tête penchée en avant, écoutait ce que la jeune fille allait dire.

À peine la vibration de cette voix eut-elle frappé son oreille, qu’il se leva tout rayonnant, et, traversant tout le cercle pour aller de sa place à La Vallière :

— Mademoiselle, dit-il, vous vous trompez, vous êtes femme, et toute femme a droit à des bijoux de femme.

— Oh ! sire, dit La Vallière, Votre Majesté ne veut donc pas croire absolument à ma modestie ?

— Je crois que vous avez toutes les vertus, Mademoiselle ; la franchise comme les autres ; je vous adjure donc de dire franchement ce que vous pensez de ces bracelets.

— Qu’ils sont beaux, sire, qu’ils ne peuvent être offerts qu’à une reine.

— Cela me ravit que votre opinion soit telle, Mademoiselle ; les bracelets sont à vous, et le roi vous prie de les accepter.

Et comme, avec un mouvement qui ressemblait à de l’effroi, La Vallière tendait vivement l’écrin au roi, le roi repoussa doucement de sa main la main tremblante de La Vallière.

Un silence d’étonnement, plus funèbre qu’un silence de mort, régnait dans l’assemblée. Et cependant on n’avait pas, du côté des reines, entendu ce qu’il avait dit, ni compris ce qu’il avait fait.

Une charitable amie se chargea de répandre la nouvelle.

Ce fut de Tonnay-Charente, à qui Madame avait fait signe de s’approcher.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria de Tonnay-Charente, est-elle heureuse, cette La Vallière ! le roi vient de lui donner les bracelets.

Madame se mordit les lèvres avec une telle force, que le sang apparut à la surface de la peau.

La jeune reine regarda alternativement La Vallière et Madame, et se mit à rire.

Anne d’Autriche appuya son menton sur sa belle main blanche, et demeura longtemps absorbée par un soupçon qui lui mordait le cœur.

De Guiche, en voyant pâlir Madame, en devinant ce qui la faisait pâlir, de Guiche quitta précipitamment l’assemblée et disparut. Malicorne put alors se glisser jusqu’à Montalais, et, à la faveur du tumulte général des conversations :

— Aure, lui dit-il, tu as près de toi notre fortune et notre avenir.

— Oui, répondit celle-ci.

Et elle embrassa tendrement La Vallière, qu’intérieurement elle était tentée d’étrangler.


CXL

MALAGA.


Pendant tout ce long et violent débat des ambitions de cour contre les amours de cœur, un de nos personnages, le moins à négliger peut-être, était fort négligé, fort oublié, fort malheureux.

En effet, d’Artagnan, d’Artagnan, car il faut le nommer par son nom pour qu’on se rappelle qu’il a existé, d’Artagnan n’avait absolument rien à faire dans ce monde brillant et léger. Après avoir suivi le roi pendant deux jours à Fontainebleau, et avoir regardé toutes les bergerades et tous les travestissements héroï-comiques de son souverain, le mousquetaire avait senti que cela ne suffisait point à remplir sa vie.

Accosté à chaque instant par des gens qui lui disaient :

— Comment trouvez-vous que m’aille cet habit, monsieur d’Artagnan ?

Il leur répondait de sa voix placide et railleuse :

— Mais je trouve que vous êtes aussi bien habillé que le plus beau singe de la foire Saint-Laurent.

C’était un compliment comme les faisait d’Artagnan quand il n’en voulait pas faire d’autre : bon gré, mal gré, il fallait donc s’en contenter.

Et, quand on lui demandait :

— Monsieur d’Artagnan, comment vous habillez-vous ce soir ?

Il répondait :

— Je me déshabillerai.

Ce qui faisait rire même les dames.

Mais, après deux jours passés ainsi, le mousquetaire voyant que rien de sérieux ne s’agitait là-dessous, et que le roi avait complètement, ou du moins paraissait avoir complètement oublié Paris, Saint-Mandé et Belle-Isle ;

Que M. Colbert rêvait lampions et feux d’artifice ;

Que les dames en avaient pour un mois au moins d’œillades à rendre et à donner ;

D’Artagnan demanda au roi un congé pour affaires de famille.

Au moment où d’Artagnan lui faisait cette demande, le roi se couchait, rompu d’avoir dansé.

— Vous voulez me quitter, monsieur d’Artagnan ? demanda-t-il d’un air étonné.

Louis XIV ne comprenait jamais que l’on se séparât de lui quand on pouvait avoir l’insigne honneur de demeurer près de lui.

— Sire, dit d’Artagnan, je vous quitte parce que je ne vous sers à rien. Ah ! si je pouvais vous tenir le balancier, tandis que vous dansez, ce serait autre chose.

— Mais, mon cher monsieur d’Artagnan, répondit gravement le roi, on danse sans balancier.