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d’un médianoche chez la reine mère, et cette princesse mettait en loterie deux bracelets fort beaux en brillants et d’un travail exquis.

Les médaillons étaient des camées antiques de la plus grande valeur ; comme revenu, les diamants ne représentaient pas une somme bien considérable, mais l’originalité, la rareté de ce travail étaient telles, qu’on désirait à la cour non-seulement posséder, mais voir ces bracelets aux bras de la reine, et que, les jours où elle les portait, c’était une faveur que d’être admis à les admirer en lui baisant les mains.

Les courtisans avaient même à ce sujet adopté des variantes de galanterie pour établir cet aphorisme, que les bracelets eussent été sans prix s’ils n’avaient le malheur de se trouver en contact avec des bras pareils à ceux de la reine.

Ce compliment avait eu l’honneur d’être traduit dans toutes les langues de l’Europe, plus de mille distiques latins et français circulaient sur cette matière.

Le jour où Anne d’Autriche se décida pour la loterie, c’était un moment décisif : le roi n’était pas venu depuis deux jours chez sa mère. Madame boudait après la grande-scène des dryades et des naïades.

Le roi ne boudait plus ; mais une distraction toute-puissante l’enlevait au-dessus des orages et des plaisirs de la cour.

Anne d’Autriche opéra sa diversion en annonçant la fameuse loterie chez elle pour le soir suivant.

Elle vit, à cet effet, la jeune reine, à qui, comme nous l’avons dit, elle demanda une visite le matin.

— Ma fille, lui dit-elle, je vous annonce une bonne nouvelle. Le roi m’a dit de vous les choses les plus tendres. Le roi est jeune et facile à détourner ; mais, tant que vous vous tiendrez près de moi, il n’osera s’écarter de vous, à qui, d’ailleurs, il est attaché par une très-vive tendresse. Ce soir il y a loterie chez moi : vous y viendrez ?

— On m’a dit, fit la jeune reine avec une sorte de reproche timide, que Votre Majesté mettait en loterie ses beaux bracelets, qui sont d’une telle rareté, que nous n’eussions pas dû les faire sortir du garde-meuble de la couronne, ne fût-ce que parce qu’ils vous ont appartenu.

— Ma fille, dit alors Anne d’Autriche, qui entrevit toute la pensée de la jeune reine et voulut la consoler de n’avoir pas reçu ce présent, il fallait que j’attirasse chez moi à tout jamais Madame.

— Madame ? fit en rougissant la jeune reine.

— Sans doute ; n’aimez-vous pas mieux avoir chez vous une rivale pour la surveiller et la dominer, que de savoir le roi chez elle, toujours disposé à courtiser comme à l’être ? Cette loterie est l’attrait dont je me sers pour cela ; me blâmez-vous ?

— Oh ! non ! fit Marie-Thérèse en frappant dans ses mains avec cet enfantillage de la joie espagnole.

— Et vous ne regrettez plus, ma chère, que je ne vous aie pas donné ces bracelets, comme c’était d’abord mon intention ?

— Oh ! non, oh ! non, ma bonne mère !…

— Eh bien, ma chère fille, faites-vous bien belle, et que notre médianoche soit brillant : plus vous y serez gaie, plus vous y paraîtrez charmante, et vous éclipserez toutes les femmes par votre éclat comme par votre rang.

Marie-Thérèse partit enthousiasmée.

Une heure après, Anne d’Autriche recevait chez elle Madame, et, la couvrant de caresses :

— Bonnes nouvelles ! disait-elle, le roi est charmé de ma loterie.

— Moi, dit Madame, je n’en suis pas aussi charmée ; voir de beaux bracelets comme ceux-là aux bras d’une autre femme que vous, ma reine, ou moi, voilà ce à quoi je ne puis m’habituer.

— La ! la ! dit Anne d’Autriche en cachant sous un sourire une violente douleur qu’elle venait de sentir, ne vous révoltez pas, jeune femme… et n’allez pas tout de suite prendre les choses au pis.

— Ah ! Madame, le sort est aveugle… et vous avez, m’a-t-on dit, deux cents billets ?

— Tout autant. Mais vous n’ignorez pas qu’il n’y en aura qu’un gagnant ?

— Sans doute. À qui tombera-t-il ? Le pouvez-vous dire ? fit Madame désespérée.

— Vous me rappelez que j’ai fait un rêve cette nuit… Ah ! mes rêves sont bons… je dors si peu.

— Quel rêve ?… Vous souffrez ?

— Non, dit la reine en étouffant, avec une constance admirable, la torture d’un nouvel élancement dans le sein… J’ai donc rêvé que le roi gagnait les bracelets.

— Le roi ?

— Vous m’allez demander ce que le roi peut faire de bracelets, n’est-ce pas ?

— C’est vrai.

— Et vous ajouterez cependant qu’il serait fort heureux que le roi gagnât, car, ayant ces bracelets, il serait forcé de les donner à quelqu’un.

— De vous les rendre, par exemple.

— Auquel cas, je les donnerais immédiatement ; car vous ne pensez pas, dit la reine en riant, que je mette ces bracelets en loterie par gêne. C’est pour les donner sans faire de jalousie ; mais, si le hasard ne voulait pas me tirer de peine, eh bien, je corrigerais le hasard, je sais bien à qui j’offrirais les bracelets.

Ces mots furent accompagnés d’un sourire si expressif, que Madame dut le payer par un baiser de remercîment.

— Mais, ajouta Anne d’Autriche, ne savez-vous pas aussi bien que moi que le roi ne me rendrait pas les bracelets s’il les gagnait ?

— Il les donnerait à la reine, alors.

— Non ; par la même raison qui fait qu’il ne me les rendrait pas ; attendu que, si j’eusse voulu les donner à la reine, je n’avais pas besoin de lui pour cela.

Madame jeta un regard de côté sur les bracelets, qui, dans leur écrin, scintillaient sur une console voisine.

— Qu’ils sont beaux ! dit-elle en soupirant.