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— Je suis tout-puissant, soit ; mais je ne suis pas immortel.

— Voyons, retrouver Tobie serait le plus pressé, ce me semble. N’est-ce point votre avis ?

— Oh ! quant à cela, vous ne le retrouverez pas, dit Aramis, et, s’il vous était précieux, faites-en votre deuil.

— Enfin, il est quelque part dans le monde, dit Fouquet.

— Vous avez raison ; laissez-moi faire, répondit Aramis.


CXXXVIII

LES QUATRE CHANCES DE MADAME.


La reine Anne avait fait prier la jeune reine de venir lui rendre visite.

Depuis quelque temps, souffrante et tombant du haut de sa beauté, du haut de sa jeunesse, avec cette rapidité de déclin qui signale la décadence des femmes qui ont beaucoup lutté, Aune d’Autriche voyait se joindre au mal physique la douleur de ne plus compter que comme un souvenir vivant au milieu des jeunes beautés, des jeunes esprits et des jeunes puissances de sa cour.

Les avis de son médecin, ceux de son miroir, la désolaient bien moins que ces avertissements inexorables de la société des courtisans qui, pareils aux rats du navire, abandonnent la cale où l’eau va pénétrer grâce aux avaries de la vétusté.

Anne d’Autriche ne se trouvait pas satisfaite des heures que lui donnait son fils aîné.

Le roi, bon fils, plus encore avec affectation qu’avec affection, venait d’abord passer chez sa mère une heure le matin et une le soir ; mais, depuis qu’il s’était chargé des affaires de l’État, la visite du matin et celle du soir s’étaient réduites d’une demi-heure ; puis, peu à peu, la visite du matin avait été supprimée.

On se voyait à la messe ; la visite même du soir était remplacée par une entrevue, soit chez le roi en assemblée, soit chez Madame, où la reine venait assez complaisamment par égard pour ses deux fils.

Il en résultait cet ascendant immense sur la cour que Madame avait conquis, et qui faisait de sa maison la véritable réunion royale.

Anne d’Autriche le sentit.

Se voyant souffrante et condamnée par la souffrance à de fréquentes retraites, elle fut désolée de prévoir que la plupart de ses journées, de ses soirées, s’écouleraient solitaires, inutiles, désespérées.

Elle se rappelait avec terreur l’isolement où jadis la laissait le cardinal de Richelieu, fatales et insupportables soirées, pendant lesquelles pourtant elle avait pour se consoler la jeunesse, la beauté, qui sont toujours accompagnées de l’espoir.

Alors elle forma le projet de transporter la cour chez elle et d’attirer Madame, avec sa brillante escorte, dans la demeure sombre et déjà triste où la veuve d’un roi de France, la mère d’un roi de France, était réduite à consoler de son veuvage anticipé la femme toujours larmoyante d’un roi de France.

Anne réfléchit.

Elle avait beaucoup intrigué dans sa vie. Dans le beau temps, alors que sa jeune tête enfantait des projets toujours heureux, elle avait près d’elle, pour stimuler son ambition et son amour, une amie plus ardente, plus ambitieuse qu’elle-même, une amie qui l’avait aimée, chose rare à la cour, et que de mesquines considérations avaient éloignée d’elle.

Mais depuis tant d’années, excepté madame de Motteville, excepté la Molena, cette nourrice espagnole, confidente en sa qualité de compatriote et de femme, qui pouvait se flatter d’avoir donné un bon avis à la reine ?

Qui donc aussi, parmi toutes ces jeunes têtes, pouvait lui rappeler le passé, par lequel seulement elle vivait ?

Anne d’Autriche se souvint de madame de Chevreuse, d’abord exilée plutôt de sa volonté à elle-même que de celle du roi, puis morte en exil femme d’un gentilhomme obscur.

Elle se demanda ce que madame de Chevreuse lui eût conseillé autrefois en pareil cas dans leurs communs embarras d’intrigues, et, après une sérieuse méditation, il lui sembla que cette femme rusée, pleine d’expérience et de sagacité, lui répondait de sa voix ironique :

— Tous ces petits jeunes gens sont pauvres et avides. Ils ont besoin d’or et de rentes pour alimenter leurs plaisirs, prenez-les-moi par l’intérêt.

Anne d’Autriche adopta ce plan.

Sa bourse était bien garnie ; elle disposait d’une somme considérable amassée par Mazarin pour elle et mise en lieu sûr.

Elle avait les plus belles pierreries de France, et surtout des perles d’une telle grosseur, qu’elles faisaient soupirer le roi chaque fois qu’il les voyait, parce que les perles de sa couronne n’étaient que grains de mil auprès de celles-là.

Anne d’Autriche n’avait plus de beauté ni de charmes à sa disposition. Elle se fit riche et proposa pour appât à ceux qui viendraient chez elle, soit de bons écus d’or à gagner au jeu, soit de bonnes dotations habilement faites les jours de bonne humeur, soit des aubaines de rentes qu’elle arrachait au roi en sollicitant, ce qu’elle s’était décidée à faire pour entretenir son crédit.

Et d’abord elle essaya de ce moyen sur Madame, dont la possession lui était la plus précieuse de toutes.

Madame, malgré l’intrépide confiance de son esprit et de sa jeunesse, donna tête baissée dans le panneau qui était ouvert devant elle. Enrichie peu à peu par des dons, par des cessions, elle prit goût à ces héritages anticipés.

Anne d’Autriche usa du même moyen sur Monsieur et sur le roi lui-même.

Elle institua chez elle des loteries.

Le jour où nous sommes arrivés, il s’agissait