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— Il n’en a point parlé.

— Il en parlera.

— Oh ! vous croyez le roi bien cruel, mon cher d’Herblay.

— Pas lui.

— Il est jeune ; donc, il est bon.

— Il est jeune ; donc, il est faible ou passionné ; et M. Colbert tient dans sa vilaine main sa faiblesse ou ses passions.

— Vous voyez bien que vous le craignez.

— Je ne le nie pas.

— Alors, je suis perdu.

— Comment cela ?

— Je n’étais fort auprès du roi que par l’argent.

— Après ?

— Et je suis ruiné.

— Non.

— Comment, non ? Savez-vous mes affaires mieux que moi ?

— Peut-être.

— Et cependant s’il demande cette fête ?

— Vous la donnerez.

— Mais de l’argent ?

— En avez-vous jamais manqué ?

— Oh ! si vous saviez à quel prix je me suis procuré le dernier.

— Le prochain ne vous coûtera rien.

— Qui donc me le donnera ?

— Moi.

— Vous me donnerez six millions ?

— Oui.

— Vous ! six millions ?

— Dix, s’il le faut.

— En vérité, mon cher d’Herblay, dit Fouquet, votre confiance m’épouvante plus que la colère du roi.

— Bah !

— Qui donc êtes-vous ?

— Vous me connaissez, ce me semble.

— Je me trompe ; alors, que voulez-vous ?

— Je veux sur le trône de France un roi qui soit dévoué à M. Fouquet, et je veux que M. Fouquet me soit dévoué.

— Oh ! s’écria Fouquet en lui serrant la main, quant à vous appartenir, je vous appartiens bien ; mais, croyez-le bien, mon cher d’Herblay, vous vous faites illusion.

— En quoi ?

— Jamais le roi ne me sera dévoué.

— Je ne vous ai pas dit que le roi vous serait dévoué, ce me semble.

— Mais si, au contraire, vous venez de le dire.

— Je n’ai pas dit le roi. J’ai dit un roi.

— N’est-ce pas tout un ?

— Au contraire, c’est fort différent.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre. Supposez que ce roi soit un autre homme que Louis XIV.

— Un autre homme ?

— Oui, qui tienne tout de vous.

— Impossible !

— Même son trône.

— Oh ! vous êtes fou ! Il n’y a pas d’autre homme que le roi Louis XIV qui puisse s’asseoir sur le trône de France. Je n’en vois pas, pas un seul.

— J’en vois un, moi.

— À moins que ce ne soit Monsieur, dit Fouquet en regardant Aramis avec inquiétude… Mais Monsieur…

— Ce n’est pas Monsieur.

— Mais comment voulez-vous qu’un prince qui ne soit pas de la race ; comment voulez-vous qu’un prince qui n’aura aucun droit… ?

— Mon roi à moi, ou plutôt votre roi à vous, sera tout ce qu’il faut qu’il soit, soyez tranquille.

— Prenez garde, prenez garde, monsieur d’Herblay, vous me donnez le frisson, vous me donnez le vertige.

Aramis sourit.

— Vous avez le frisson et le vertige à peu de frais, répliqua-t-il.

— Oh ! encore une fois, vous m’épouvantez.

Aramis sourit.

— Vous riez ? demanda Fouquet.

— Et, le jour venu, vous rirez comme moi ; seulement, je dois maintenant être seul à rire.

— Mais expliquez-vous.

— Au jour venu, je m’expliquerai, ne craignez rien. Vous n’êtes pas plus saint Pierre que je ne suis Jésus, et je vous dirai pourtant : « Homme de peu de foi, pourquoi doutez-vous ? »

— Eh ! mon Dieu ! je doute… je doute, parce que je ne vois pas.

— C’est qu’alors vous êtes aveugle : je ne vous traiterai donc plus en saint Pierre, mais en saint Paul, et je vous dirai : « Un jour viendra où tes yeux s’ouvriront. »

— Oh ! dit Fouquet, que je voudrais croire !

— Vous ne croyez pas ! vous à qui j’ai fait dix fois traverser l’abîme où seul vous vous fussiez engouffré ; vous ne croyez pas, vous qui de procureur général êtes monté au rang d’intendant, du rang d’intendant au rang de premier ministre, et qui, du rang de premier ministre passerez à celui de maire du palais. Mais, non, dit-il avec son éternel sourire… Non, non, vous ne pouvez voir, et, par conséquent, vous ne pouvez croire cela.

Et Aramis se leva pour se retirer.

— Un dernier mot, dit Fouquet, vous ne m’avez jamais parlé ainsi, vous ne vous êtes jamais montré si confiant, ou plutôt si téméraire.

— Parce que, pour parler haut, il faut avoir la voix libre.

— Vous l’avez donc ?

— Oui.

— Depuis peu de temps alors ?

— Depuis hier.

— Oh ! monsieur d’Herblay, prenez garde, vous poussez la sécurité jusqu’à l’audace.

— Parce que l’on peut être audacieux quand on est puissant.

— Vous êtes puissant ?

— Je vous ai offert dix millions, je vous les offre encore.

Fouquet se leva tout troublé à son tour.

— Voyons, dit-il, voyons : vous avez parlé de renverser des rois, de les remplacer par d’autres rois. Dieu me pardonne ! mais voilà, si je ne suis fou, ce que vous avez dit tout à l’heure.