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possible de dire si ces marques d’assentiment étaient données au talent du narrateur ou à la ressemblance du portrait.

Il en résulta que, Madame n’applaudissant pas ouvertement, personne ne se permit d’applaudir, pas même Monsieur, qui trouvait au fond du cœur que de Saint-Aignan s’appesantissait trop sur les portraits des bergères, après avoir passé un peu vivement sur les portraits des bergers.

L’assemblée parut donc glacée.

De Saint-Aignan, qui avait épuisé sa rhétorique et ses pinceaux à nuancer le portrait de Galatée, et qui pensait, d’après la faveur qui avait accueilli les autres morceaux, entendre des trépignements pour le dernier, de Saint-Aignan fut encore plus glacé que le roi et toute la compagnie.

Il y eut un instant de silence qui enfin fut rompu par Madame.

— Eh bien, sire, demanda-t-elle, que dit Votre Majesté de ces trois portraits ?

Le roi voulut venir au secours de Saint-Aignan sans se compromettre.

— Mais Amaryllis est belle, dit-il, à mon avis.

— Moi, j’aime mieux Philis, dit Monsieur ; c’est une bonne fille, ou plutôt un bon garçon de nymphe.

Et chacun de rire.

Cette fois, les regards furent si directs, que Montalais sentit le rouge lui monter au visage en flammes violettes.

— Donc, reprit Madame, ces bergères se disaient ?…

Mais de Saint-Aignan, frappé dans son amour-propre, n’était pas en état de soutenir une attaque de troupes fraîches et reposées.

— Madame, dit-il, ces bergères s’avouaient réciproquement leurs petits penchants.

— Allez, allez, monsieur de Saint-Aignan, vous êtes un fleuve de poésie pastorale, dit Madame avec un aimable sourire qui réconforta un peu le narrateur.

— Elles se dirent que l’amour est un danger, mais que l’absence de l’amour est la mort du cœur.

— De sorte qu’elles conclurent ?… demanda Madame.

— De sorte qu’elles conclurent qu’on devait aimer.

— Très-bien ! Y mettaient-elles des conditions ?

— La condition de choisir, dit de Saint-Aignan. Je dois même ajouter, c’est la dryade qui parle, qu’une des bergères, Amaryllis, je crois, s’opposait complètement à ce qu’on aimât, et cependant elle ne se défendait pas trop d’avoir laissé pénétrer jusqu’à son cœur l’image de certain berger.

— Amyntas ou Tircis ?

— Amyntas, Madame, dit modestement de Saint-Aignan. Mais aussitôt Galatée, la douce Galatée aux yeux purs, répondit que ni Amyntas, ni Alphésibée, ni Tityre, ni aucun des bergers les plus beaux de la contrée ne pourraient être comparés à Tircis, que Tircis effaçait tous les hommes, de même que le chêne efface en grandeur tous les arbres, le lis en majesté toutes les fleurs. Elle fit même de Tircis un tel portrait, que Tircis, qui l’écoutait, dut véritablement être flatté malgré sa grandeur. Ainsi Tircis et Amyntas avaient été distingués par Amaryllis et Galatée. Ainsi le secret des deux cœurs avait été révélé sous l’ombre de la nuit et dans le secret des bois.

« Voilà, madame, ce que la dryade m’a raconté, elle qui sait tout ce qui se passe dans le creux des chênes et dans les touffes de l’herbe ; elle qui connaît les amours des oiseaux, qui sait ce que veulent dire leurs chants ; elle qui comprend enfin le langage du vent dans les branches et le bourdonnement des insectes d’or ou d’émeraude dans la corolle des fleurs sauvages ; elle me l’a redit, je le répète.

— Et maintenant vous avez fini, n’est-ce pas, monsieur de Saint-Aignan ? dit Madame avec un sourire qui fit trembler le roi.

— J’ai fini, oui, Madame, répondit de Saint-Aignan ; heureux si j’ai pu distraire Votre Altesse pendant quelques instants.

— Instants trop courts, répondit la princesse, car vous avez parfaitement raconté tout ce que vous saviez ; mais, mon cher monsieur de Saint-Aignan, vous avez eu le malheur de ne vous renseigner qu’à une seule dryade, n’est ce pas ?

— Oui, Madame, à une seule, je l’avoue.

— Il en résulte que vous êtes passé près d’une petite naïade qui n’avait l’air de rien, et qui en savait autrement long que votre dryade, mon cher comte.

— Une naïade ? répétèrent plusieurs voix qui commençaient à se douter que l’histoire allait avoir une suite.

— Sans doute : à côté de ce chêne dont vous parlez, et qui s’appelle le chêne royal, à ce que je crois du moins, n’est-ce pas, monsieur de Saint-Aignan ?

Saint-Aignan et le roi se regardèrent.

— Oui, Madame, répondit de Saint-Aignan.

— Eh bien ! il y a une jolie petite source qui gazouille sur des cailloux, au milieu des myosotis et des pâquerettes.

— Je crois que Madame a raison, dit le roi toujours inquiet et suspendu aux lèvres de sa belle-sœur.

— Oh ! il y en a une, c’est moi qui vous en réponds, dit Madame ; et la preuve, c’est que la naïade qui règne sur cette source m’a arrêtée au passage, moi qui vous parle.

— Bah ! fit Saint-Aignan.

— Oui, continua la princesse, et cela pour me conter une quantité de choses que M. de Saint-Aignan n’a pas mises dans son récit.

— Oh ! racontez vous-même, dit Monsieur, vous racontez d’une façon charmante.

La princesse s’inclina devant le compliment conjugal.

— Je n’aurai pas la poésie du comte et son talent pour faire ressortir tous les détails.

— Vous ne serez pas écoutée avec moins d’intérêt, dit le roi, qui sentait d’avance quelque chose d’hostile dans le récit de sa belle-sœur.

— Je parle d’ailleurs, continua Madame, au nom de cette pauvre petite naïade, qui est bien la plus charmante demi-déesse que j’aie jamais