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nuance de vague bien pénible pour un cœur aussi aimant.

— Précisément, Madame, c’est de Fontainebleau que j’allais parler à Votre Altesse Royale, dit de Saint-Aignan, car la dryade dont le récit nous occupe habite le parc du château de Sa Majesté.

L’affaire était engagée ; l’action commençait : auditeurs et narrateur, personne ne pouvait plus reculer.

— Écoutons, dit Madame, car l’histoire m’a l’air d’avoir non-seulement tout le charme d’un récit national, mais encore celui d’une chronique très-contemporaine.

— Je dois commencer par le commencement, dit le comte. Donc, à Fontainebleau, dans une chaumière de belle apparence, habitent des bergers.

« L’un est le berger Tircis, auquel appartiennent les plus riches domaines, transmis par l’héritage de ses parents.

« Tircis est jeune et beau, et ses qualités en font le premier des bergers de la contrée. On peut donc dire hardiment qu’il en est le roi. »

Un léger murmure d’approbation encouragea le narrateur, qui continua :

— Sa force égale son courage ; nul n’a plus d’adresse à la chasse des bêtes sauvages, nul n’a plus de sagesse dans les conseils. Manœuvre-t-il un cheval dans les belles plaines de son héritage, conduit-il aux jeux d’adresse et de vigueur les bergers qui lui obéissent, on dirait le dieu Mars agitant sa lance dans les plaines de la Thrace, ou mieux encore Apollon, dieu du jour, lorsqu’il rayonne sur la terre avec ses dards enflammés.

Chacun comprend que ce portrait allégorique du roi n’était pas le pire exorde que le conteur eût pu choisir. Aussi ne manqua-t-il son effet ni sur les assistants, qui, par devoir et par plaisir, y applaudirent à tout rompre ; ni sur le roi lui-même, à qui la louange plaisait fort lorsqu’elle était délicate, et ne déplaisait pas toujours lors même qu’elle était un peu outrée. De Saint-Aignan poursuivit :

— Ce n’est pas seulement, Mesdames, aux jeux de gloire que le berger Tircis a acquis cette renommée qui en a fait le roi des bergers.

— Des bergers de Fontainebleau, dit le roi en souriant à Madame.

— Oh ! s’écria Madame, Fontainebleau est pris arbitrairement par le poëte ; moi, je dis : des bergers du monde entier.

Le roi oublia son rôle d’auditeur passif et s’inclina.

— C’est, poursuivit de Saint-Aignan au milieu d’un murmure flatteur, c’est auprès des belles surtout que le mérite de ce roi des bergers éclate le plus manifestement. C’est un berger dont l’esprit est fin comme le cœur est pur ; il sait débiter un compliment avec une grâce qui charme invinciblement, il sait aimer avec une discrétion qui promet à ses aimables et heureuses conquêtes le sort le plus digne d’envie. Jamais un éclat, jamais un oubli. Quiconque a vu Tircis et l’a entendu doit l’aimer ; quiconque l’aime et est aimé de lui a rencontré le bonheur.

De Saint-Aignan fit là une pause ; il savourait le plaisir des compliments, et ce portrait, si grotesquement ampoulé qu’il fût, avait trouvé grâce devant de certaines oreilles surtout, pour qui les mérites du berger ne semblaient point avoir été exagérés. Madame engagea l’orateur à continuer.

— Tircis, dit le comte, avait un fidèle compagnon, ou plutôt un serviteur dévoué qui s’appelait… Amyntas.

— Ah ! voyons le portrait d’Amyntas ! dit malicieusement Madame ; vous êtes si bon peintre, monsieur de Saint-Aignan !

— Madame…

— Oh ! comte de Saint-Aignan, n’allez pas, je vous prie, sacrifier ce pauvre Amyntas ! je ne vous le pardonnerais jamais.

— Madame, Amyntas est de condition trop inférieure, surtout près de Tircis, pour que sa personne puisse avoir l’honneur d’un parallèle. Il en est de certains amis comme de ces serviteurs de l’Antiquité, qui se faisaient enterrer vivants aux pieds de leur maître. Aux pieds de Tircis, là est la place d’Amyntas ; il n’en réclame pas d’autre, et si quelquefois l’illustre héros…

— Illustre berger, voulez-vous dire ? fit Madame feignant de reprendre M. de Saint-Aignan.

— Votre Altesse Royale a raison, je me trompais, reprit le courtisan : si, dis-je, le berger Tircis daigne parfois appeler Amyntas son ami et lui ouvrir son cœur, c’est une faveur non pareille, dont le dernier fait cas comme de la plus insigne félicité.

— Tout cela, interrompit Madame, établit le dévouement absolu d’Amyntas à Tircis, mais ne nous donne pas le portrait d’Amyntas. Comte, ne le flattez pas si vous voulez, mais peignez-nous-le ; je veux le portrait d’Amyntas.

De Saint-Aignan s’exécuta, après s’être incliné profondément devant la belle-sœur de Sa Majesté :

— Amyntas, dit-il, est un peu plus âgé que Tircis ; ce n’est pas un berger tout à fait disgracié de la nature ; même on dit que les Muses ont daigné sourire à sa naissance comme Hébé sourit à la jeunesse. Il n’a point l’ambition de briller ; il a celle d’être aimé, et peut-être n’en serait-il pas indigne s’il était bien connu.

Ce dernier paragraphe, renforcé d’une œillade meurtrière, fut envoyé droit à mademoiselle de Tonnay-Charente, qui supporta le choc sans s’émouvoir.

Mais la modestie et l’adresse de l’allusion avaient produit un bon effet ; Amyntas en recueillit le fruit en applaudissements ; la tête de Tircis lui-même en donna le signal par un consentement plein de bienveillance.

— Or, continua de Saint-Aignan, Tircis et Amyntas se promenaient un soir dans la forêt en causant de leurs chagrins amoureux. Notez que c’est déjà le récit de la dryade, Mesdames ; autrement eût-on pu savoir ce que disaient Tircis et Amyntas, les deux plus discrets de tous les bergers de la terre. Ils gagnaient donc l’endroit le plus touffu de la forêt pour s’isoler et se confier plus librement leurs peines, lorsque tout à coup leurs oreilles furent frappées d’un bruit de voix.

— Ah ! ah ! fit-on autour du narrateur. Voilà qui devient on ne peut plus intéressant.