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De Guiche regarda le prince avec un air de stupéfaction qui n’avait rien de joué.

— Oh ! balbutia de Guiche tremblant, cette idée-là, Monseigneur, elle ne vous est pas venue sérieusement ?

— Ma foi, si ! J’ai du bien que mon frère m’a donné au moment de mon mariage ; elle a de l’argent, elle, et beaucoup, puisqu’elle en tire tout à la fois de son frère et de son beau-frère, d’Angleterre et de France. Eh bien, nous eussions quitté la cour. Je me fusse retiré au château de Villers-Cotterets, qui est de mon apanage, au milieu d’une forêt, dans laquelle nous eussions filé le parfait amour aux mêmes endroits que faisait mon grand-père Henri IV avec la belle Gabrielle… Que dis-tu de cette idée, de Guiche ?

— Je dis que c’est à faire frémir, Monseigneur, répondit de Guiche, qui frémissait réellement.

— Ah ! je vois que tu ne supporterais pas d’être exilé une seconde fois.

— Moi, Monseigneur ?

— Je ne t’emmènerai donc pas avec nous comme j’en avais eu le dessein d’abord.

— Comment, avec vous, Monseigneur ?

— Oui, si par hasard l’idée me reprend de bouder la cour.

— Oh ! Monseigneur, qu’à cela ne tienne, je suivrai Votre Altesse jusqu’au bout du monde.

— Maladroit que vous êtes ! grommela Manicamp en poussant son cheval sur de Guiche, de façon à le désarçonner.

Puis, en passant près de lui comme s’il n’était pas maître de son cheval :

— Mais pensez donc à ce que vous dites, lui glissa-t-il tout bas.

— Alors, dit le prince, c’est convenu ; puisque tu m’es si dévoué, je t’emmène.

— Partout, Monseigneur, partout, répliqua joyeusement de Guiche ; partout, à l’instant même. Êtes-vous prêt ?

Et de Guiche rendit en riant la main à son cheval, qui fit deux bonds en avant.

— Un instant, un instant, dit le prince ; passons par le château.

— Pourquoi faire ?

— Pour prendre ma femme, parbleu ?

— Comment ? demanda de Guiche.

— Sans doute, puisque je te dis que c’est un projet d’amour conjugal ; il faut bien que j’emmène ma femme.

— Alors, Monseigneur, répondit le comte, j’en suis désespéré, mais pas de de Guiche pour vous.

— Bah !

— Oui. Pourquoi emmenez-vous Madame ?

— Tiens ! parce que je m’aperçois que je l’aime.

De Guiche pâlit légèrement, en essayant toutefois de conserver son apparente gaieté.

— Si vous aimez Madame, Monseigneur, dit-il, cet amour doit vous suffire, et vous n’avez plus besoin de vos amis.

— Pas mal, pas mal, murmura Manicamp.

— Allons, voilà ta peur de Madame qui te reprend, répliqua le prince.

— Écoutez donc, Monseigneur, je suis payé pour cela ; une femme qui m’a fait exiler.

— Oh ! mon Dieu ! le vilain caractère que tu as, de Guiche ; comme tu es rancunier, mon ami.

— Je voudrais bien vous y voir, vous, Monseigneur.

— Décidément, c’est à cause de cela que tu as si mal dansé hier ; tu voulais te venger en faisant faire à Madame de fausses figures ; ah ! de Guiche, ceci est mesquin, et je le dirai à Madame.

— Oh ! vous pouvez lui dire tout ce que vous voudrez, Monseigneur. Son Altesse ne me haïra point plus qu’elle ne le fait.

— Là ! là ! tu exagères, pour quinze pauvres jours de campagne forcée qu’elle t’a imposés.

— Monseigneur, quinze jours sont quinze jours, et, quand on les passe à s’ennuyer, quinze jours sont une éternité.

— De sorte que tu ne lui pardonneras pas ?

— Jamais.

— Allons, allons, de Guiche, sois meilleur garçon, je veux faire ta paix avec elle ; tu reconnaîtras, en la fréquentant, qu’elle n’a point de méchanceté et qu’elle est pleine d’esprit.

— Monseigneur…

— Tu verras qu’elle sait recevoir comme une princesse et rire comme une bourgeoise ; tu verras qu’elle fait, quand elle le veut, que les heures s’écoulent comme des minutes. De Guiche, mon ami, il faut que tu reviennes sur le compte de ma femme.

— Décidément, se dit Manicamp, voilà un mari à qui le nom de sa femme portera malheur, et feu le roi Candaule était un véritable tigre auprès de Monseigneur.

— Enfin, ajouta le prince, tu reviendras sur le compte de ma femme, de Guiche ; je te le garantis. Seulement, il faut que je te montre le chemin. Elle n’est point banale, et ne parvient pas qui veut à son cœur.

— Monseigneur…

— Pas de résistance, de Guiche, ou nous nous fâcherons, répliqua le prince.

— Mais puisqu’il le veut, murmura Manicamp à l’oreille de de Guiche ; satisfaites-le donc.

— Monseigneur, dit le comte, j’obéirai.

— Et pour commencer, reprit Monseigneur, on joue ce soir chez Madame ; tu dîneras avec moi et je te conduirai chez elle.

— Oh ! pour cela, monseigneur, objecta de Guiche, vous me permettrez de résister.

— Encore ! mais c’est de la rébellion.

— Madame m’a trop mal reçu hier devant tout le monde.

— Vraiment ! dit le prince en riant.

— À ce point qu’elle ne m’a pas même répondu quand je lui ai parlé ; il peut être bon de n’avoir pas d’amour-propre, mais trop peu, c’est trop peu, comme on dit.

— Comte, après le dîner, tu iras t’habiller chez toi et tu viendras me reprendre, je t’attendrai.

— Puisque Votre Altesse le commande absolument…

— Absolument.

— Il n’en démordra point, dit Manicamp, et