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ne faut pas que mon frère vous garde trop longtemps là-bas ; partez donc vite, et, dans la première lettre que j’écrirai en Angleterre, je vous réclamerai au nom du roi.

Et Madame se leva pour remettre sa lettre aux mains de Bragelonne. Raoul comprit que son audience était finie ; il prit la lettre, s’inclina devant la princesse et sortit.

— Un mois ! murmura la princesse ; aurais-je donc été aveugle à ce point, et l’aimerait-il depuis un mois ?

Et, comme Madame n’avait rien à faire, elle se mit à commencer pour son frère la lettre dont le post-scriptum devait rappeler Bragelonne.

Le comte de Guiche avait, comme nous l’avons vu, cédé aux insistances de Manicamp, et s’était laissé entraîner par lui jusqu’aux écuries, où ils firent seller leurs chevaux ; après quoi, par la petite allée dont nous avons déjà donné la description à nos lecteurs, ils s’avancèrent au-devant de Monsieur, qui, sortant du bain, s’en revenait tout frais vers le château, ayant sur le visage un voile de femme, afin que le soleil, déjà chaud, ne hâlât pas son teint.

Monsieur était dans un de ces accès de belle humeur qui lui inspiraient parfois l’admiration de sa propre beauté. Il avait, dans l’eau, pu comparer la blancheur de son corps à celle du corps de ses courtisans, et, grâce au soin que Son Altesse Royale prenait d’elle-même, nul n’avait pu, même le chevalier de Lorraine, soutenir la concurrence.

Monsieur avait de plus nagé avec un certain succès, et tous ses nerfs tendus dans une sage mesure par cette salutaire immersion dans l’eau fraîche, tenaient son corps et son esprit dans un heureux équilibre.

Aussi, à la vue de de Guiche, qui venait au petit galop au-devant de lui sur un magnifique cheval blanc, le prince ne put-il retenir une joyeuse exclamation.

— Il me semble que cela va bien, dit Manicamp, qui crut lire cette bienveillance sur la physionomie de Son Altesse Royale.

— Ah ! bonjour, Guiche, bonjour, mon pauvre Guiche ! s’écria le prince.

— Salut à Monseigneur ! répondit de Guiche, encouragé par le ton de voix de Philippe ; santé, joie, bonheur et prospérité à Votre Altesse !

— Sois le bienvenu, Guiche, et prends ma droite, mais tiens ton cheval en bride, car je veux revenir au pas sous ces voûtes fraîches.

— À vos ordres, Monseigneur.

Et de Guiche se rangea à la droite du prince comme il venait d’y être invité.

— Voyons, mon cher de Guiche, dit le prince, voyons, donne-moi un peu des nouvelles de ce de Guiche que j’ai connu autrefois et qui faisait la cour à ma femme ?

De Guiche rougit jusqu’au blanc des yeux, tandis que Monsieur éclatait de rire comme s’il eût fait la plus spirituelle plaisanterie du monde.

Les quelques privilégiés qui entouraient Monsieur crurent devoir l’imiter, quoiqu’ils n’eussent pas entendu ses paroles, et ils poussèrent un bruyant éclat de rire qui prit au premier, traversa le cortège et ne s’éteignit qu’au dernier.

De Guiche, tout rougissant qu’il était, fit cependant bonne contenance : Manicamp le regardait.

— Ah ! Monseigneur, répondit de Guiche, soyez charitable à un malheureux ; ne m’immolez pas à M. le chevalier de Lorraine !

— Comment cela ?

— S’il vous entend me railler, il renchérira sur Votre Altesse et me raillera sans pitié.

— Sur ton amour pour la princesse ?

— Oh ! Monseigneur, par pitié !

— Voyons, voyons, de Guiche, avoue que tu as fait les yeux doux à Madame.

— Jamais je n’avouerai une pareille chose, Monseigneur.

— Par respect pour moi ? Eh bien ! je t’affranchis du respect, de Guiche. Avoue, comme s’il s’agissait de madame de Chalais, ou de mademoiselle de La Vallière.

Puis, s’interrompant :

— Allons, bon ! dit-il en recommençant à rire, voilà que je joue avec une épée à deux tranchants, moi. Je frappe sur toi et je frappe sur mon frère, Chalais et La Vallière, ta fiancée à toi, et sa future à lui.

— En vérité, Monseigneur, dit le comte, vous êtes aujourd’hui d’une adorable humeur.

— Ma foi, oui ! je me sens bien, et puis ta vue me fait plaisir.

— Merci, Monseigneur.

— Tu m’en voulais donc ?

— Moi, Monseigneur.

— Oui.

— Et de quoi, mon Dieu ?

— De ce que j’avais interrompu tes sarabandes et tes espagnoleries.

— Oh ! Votre Altesse !

— Voyons, ne nie point. Tu es sorti ce jour-là de chez la princesse avec des yeux furibonds ; cela t’a porté malheur, mon cher, et tu as dansé le ballet d’hier d’une pitoyable façon. Ne boude pas, de Guiche ; cela te nuit en ce que tu prends l’air d’un ours. Si la princesse t’a regardé hier, je suis sûr d’une chose…

— De laquelle, Monseigneur ? Votre Altesse m’effraie.

— Elle t’aura tout à fait renié.

Et le prince de rire de plus belle.

— Décidément, pensa Manicamp, le rang n’y fait rien, et ils sont tous pareils.

Le prince continua :

— Enfin, te voilà revenu ; il y a espoir que le chevalier redevienne aimable.

— Comment, cela, Monseigneur, et par quel miracle puis-je avoir cette influence sur M. de Lorraine ?

— C’est tout simple, il est jaloux de toi.

— Ah bah ! vraiment ?

— C’est comme je te le dis.

— Il me fait trop d’honneur.

— Tu comprends, quand tu es là, il me caresse ; quand tu es parti, il me martyrise. Je règne par bascule. Et puis tu ne sais pas l’idée qui m’est venue ?

— Je ne m’en doute pas, Monseigneur.