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— Attends, attends… Mais, tout de suite après te l’avoir donné, j’ajouterais : « Louise, il est dangereux de passer des journées entières la tête inclinée sur son sein, les mains inertes, l’œil vague ; il est dangereux de chercher les allées sombres et de ne plus sourire aux divertissements qui épanouissent tous les cœurs de jeunes filles ; il est dangereux, Louise, d’écrire avec le bout du pied, comme tu le fais, sur le sable, des lettres que tu as beau effacer, mais qui paraissent encore sous le talon, surtout quand ces lettres ressemblent plus à des L qu’à des B ; il est dangereux enfin de se mettre dans l’esprit mille imaginations bizarres, fruits de la solitude et de la migraine ; ces imaginations creusent les joues d’une pauvre fille en même temps qu’elles creusent sa cervelle : de sorte qu’il n’est point rare, en ces occasions, de voir la plus agréable personne du monde en devenir la plus maussade, de voir la plus spirituelle en devenir la plus niaise. »

— Merci, mon Aure chérie, répondit doucement La Vallière ; il est dans ton caractère de me parler ainsi, et je te remercie de me parler selon ton caractère.

— Et c’est pour les songe-creux que je parle ; ne prends donc de mes paroles que ce que tu croiras devoir en prendre. Tiens, je ne sais plus quel conte me revient à la mémoire d’une fille vaporeuse ou mélancolique, car M. Dangeau m’expliquait l’autre jour que mélancolie devait, grammaticalement, s’écrire mélancholie, avec un h, attendu que le mot français est formé de deux mots grecs, dont l’un veut dire noir et l’autre bile. Je rêvais donc à cette jeune personne qui mourut de bile noire, pour s’être imaginée que le prince, que le roi ou que l’empereur… ma foi ! n’importe lequel, s’en allait l’adorant ; tandis que le prince, le roi ou l’empereur… comme tu voudras, aimait visiblement ailleurs, et, chose singulière, chose dont elle ne s’apercevait pas, tandis que tout le monde s’en apercevait autour d’elle, la prenait pour paravent d’amour. Tu ris, comme moi, de cette pauvre folle, n’est-ce pas, La Vallière ?

— Je ris, balbutia Louise, pâle comme une morte ; oui, certainement je ris.

— Et tu as raison, car la chose est divertissante. L’histoire ou le conte, comme tu voudras, m’a plu ; voilà pourquoi je l’ai retenu et te le raconte. Te figures-tu, ma bonne Louise, le ravage que ferait dans ta cervelle, par exemple, une mélancholie, avec un h, de cette espèce-là ! Quant à moi, j’ai résolu de te raconter la chose ; car, si la chose arrivait à l’une de nous, il faudrait qu’elle fût bien convaincue de cette vérité ; aujourd’hui c’est un leurre ; demain, ce sera une risée ; après-demain, ce sera la mort.

La Vallière tressaillit et pâlit encore, si c’était possible.

— Quand un roi s’occupe de nous, continua Montalais, il nous le fait bien voir, et, si nous sommes le bien qu’il convoite, il sait se ménager son bien. Tu vois donc, Louise, qu’en pareilles circonstances, entre jeunes filles exposées à un semblable danger, il faut se faire toutes confidences, afin que les cœurs non mélancoliques surveillent les cœurs qui le peuvent devenir.

— Silence ! silence ! s’écria La Vallière, on vient.

— On vient en effet, dit Montalais ; mais qui peut venir ? Tout le monde est à la messe avec le roi, ou au bain avec Monsieur.

Au bout de l’allée, les jeunes filles aperçurent presque aussitôt sous l’arcade verdoyante la démarche gracieuse et la riche stature d’un jeune homme qui, son épée sous le bras et un manteau dessus, tout botté et tout éperonné, les saluait de loin avec un doux sourire.

— Raoul ! s’écria Montalais.

— M. de Bragelonne ! murmura Louise.

— C’est un juge tout naturel qui nous vient pour notre différend, dit Montalais.

— Oh ! Montalais ! Montalais, par pitié ! s’écria La Vallière, après avoir été cruelle, ne sois point inexorable !

Ces mots, prononcés avec toute l’ardeur d’une prière, effacèrent du visage, sinon du cœur de Montalais, toute trace d’ironie.

— Oh ! vous voilà beau comme Amadis, monsieur de Bragelonne ! cria-t-elle à Raoul, et tout armé, tout botté comme lui.

— Mille respects, Mesdemoiselles, répondit Bragelonne en s’inclinant.

— Mais enfin, pourquoi ces bottes ? répéta Montalais, tandis que La Vallière, tout en regardant Raoul avec un étonnement pareil à celui de sa compagne, gardait néanmoins le silence.

— Pourquoi ? demanda Raoul.

— Oui, hasarda La Vallière à son tour.

— Parce que je pars, dit Bragelonne en regardant Louise.

La jeune fille se sentit frappée d’une superstitieuse terreur et chancela.

— Vous partez, Raoul ! s’écria-t-elle ; et où donc allez-vous ?

— Ma chère Louise, dit le jeune homme avec cette placidité qui lui était naturelle, je vais en Angleterre.

— Et qu’allez-vous faire en Angleterre ?

— Le roi m’y envoie.

— Le roi ! s’exclamèrent à la fois Louise et Aure, qui involontairement échangèrent un coup d’œil, se rappelant l’une et l’autre l’entretien qui venait d’être interrompu.

Ce coup d’œil, Raoul l’intercepta, mais il ne pouvait le comprendre.

Il l’attribua donc tout naturellement à l’intérêt que lui portaient les deux jeunes filles.

— Sa Majesté, dit-il, a bien voulu se souvenir que M. le comte de La Fère est bien vu du roi Charles II. Ce matin donc, au départ pour la messe, le roi, me voyant sur son chemin, m’a fait un signe de tête. Alors, je me suis approché. « Monsieur de Bragelonne, m’a-t-il dit, vous passerez chez M. Fouquet, qui a reçu de moi des lettres pour le roi de la Grande-Bretagne ; ces lettres, vous les porterez. » Je m’inclinai. « Ah ! auparavant que de partir, ajouta-t-il, vous voudrez bien prendre les commissions de Madame pour le roi son frère. »

— Mon Dieu ! murmura Louise toute nerveuse et toute pensive à la fois.

— Si vite ! on vous ordonne de partir si vite ?