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cher comme d’habitude chez nous ; pourquoi tu es rentrée si tard, et d’où viennent les mesures de surveillance qui ont été prises ce matin à notre égard ?

— Ma chère Louise, tu réponds à ma question par une question, ou plutôt par dix questions, ce qui n’est pas répondre. Je te dirai cela plus tard, et, comme ce sont choses de secondaire importance, tu peux attendre. Ce que je te demande, car tout découlera de là, c’est s’il y a ou s’il n’y a pas secret.

— Je ne sais s’il y a secret, dit La Vallière, mais ce que je sais, de ma part du moins, c’est qu’il y a eu imprudence. Depuis ma sotte parole et mon plus sot évanouissement d’hier, chacun ici fait ses commentaires sur nous.

— Parle pour toi, ma chère, dit Montalais en riant, pour toi et pour Tonnay-Charente, qui avez fait chacune hier vos déclarations aux nuages, déclarations qui malheureusement ont été interceptées.

La Vallière baissa la tête.

— En vérité, dit-elle, tu m’accables.

— Moi ?

— Oui, ces plaisanteries me font mourir.

— Écoute, écoute, Louise. Ce ne sont point des plaisanteries, et rien n’est plus sérieux, au contraire. Je ne t’ai pas arrachée au château, je n’ai pas manqué la messe, je n’ai pas feint une migraine comme Madame, migraine que Madame n’avait pas plus que moi ; je n’ai pas enfin déployé dix fois plus de diplomatie que M. Colbert n’en a hérité de M. de Mazarin et n’en pratique vis-à-vis de M. Fouquet, pour parvenir à te confier mes quatre douleurs, à cette seule fin que, lorsque nous sommes seules, que personne ne nous écoute, tu viennes jouer au fin avec moi. Non, non, crois-le bien, quand je t’interroge, ce n’est pas seulement par curiosité, c’est parce qu’en vérité la situation est critique. On sait ce que tu as dit hier ; on jase sur ce texte. Chacun brode de son mieux et des fleurs de sa fantaisie ; tu as eu l’honneur ce matin d’occuper toute la cour, ma chère, et le nombre des choses tendres et spirituelles qu’on te prête ferait crever de dépit mademoiselle de Scudéry et son frère, si elles leur étaient fidèlement rapportées.

— Eh ! ma bonne Montalais, dit la pauvre enfant, tu sais mieux que personne ce que j’ai dit, puisque c’est devant toi que je le disais.

— Oui, je le sais. Mon Dieu ! la question n’est pas là. Je n’ai même pas oublié une seule des paroles que tu as dites ; mais pensais-tu ce que tu disais ?

Louise se troubla.

— Encore des questions ! s’écria-t-elle. Mon Dieu ! quand je donnerais tout au monde pour oublier ce que j’ai dit… comment se fait-il donc que chacun se donne le mot pour m’en faire souvenir ? Oh ! voilà une chose affreuse.

— Laquelle ? Voyons.

— C’est d’avoir une amie qui me devrait épargner, qui pourrait me conseiller, m’aider à me sauver, et qui me tue, qui m’assassine !

— Là ! là ! fit Montalais, voilà qu’après avoir dit trop peu, tu dis trop maintenant. Personne ne songe à te tuer, pas même à te voler, même ton secret : on veut l’avoir de bonne volonté, et non pas autrement ; car ce n’est pas seulement de tes affaires qu’il s’agit, c’est des nôtres ; et Tonnay-Charente te le dirait comme moi si elle était là. Car enfin, hier au soir, elle m’avait demandé un entretien dans notre chambre, et je m’y rendais après les colloques manicampiens et malicorniens, quand j’apprends à mon retour, un peu attardé, c’est vrai, que Madame a séquestré les filles d’honneur, et que nous couchons chez elle, au lieu de coucher chez nous. Or, Madame a séquestré les filles d’honneur pour qu’elles n’aient pas le temps de se recorder, et, ce matin, elle s’est enfermée avec Tonnay-Charente dans ce même but. Dis-moi donc, chère amie, quel fond Athénaïs et moi pouvons faire sur toi, comme nous te dirons quel fond tu peux faire sur nous.

— Je ne comprends pas bien la question que tu me fais, dit Louise très agitée.

— Hum ! tu m’as l’air, au contraire, de très-bien comprendre. Mais je veux préciser mes questions, afin que tu n’aies pas la ressource du moindre faux fuyant. Écoute donc : Aimes-tu M. de Bragelonne ? C’est clair, cela, hein ?

À cette question, qui tomba comme le premier projectile d’une armée assiégeante dans une place assiégée, Louise fit un mouvement.

— Si j’aime Raoul ! s’écria-t-elle, mon ami d’enfance, mon frère !

— Eh ! non, non, non ! Voilà encore que tu m’échappes, ou que plutôt tu veux m’échapper. Je ne te demande pas si tu aimes Raoul, ton ami d’enfance et ton frère ; je te demande si tu aimes M. le vicomte de Bragelonne, ton fiancé ?

— Oh ! mon Dieu, ma chère, dit Louise, quelle sévérité dans la parole !

— Pas de rémission, je ne suis ni plus ni moins sévère que de coutume. Je t’adresse une question ; réponds à cette question.

— Assurément, dit Louise d’une voix étranglée, tu ne me parles pas en amie, mais je te répondrai, moi, en amie sincère.

— Réponds.

— Eh bien, je porte un cœur plein de scrupule et de ridicules fiertés à l’endroit de tout ce qu’une femme doit garder secret, et nul n’a jamais lu sous ce rapport jusqu’au fond de mon âme.

— Je le sais bien. Si j’y avais lu, je ne t’interrogerais pas ; je te dirais simplement : « Ma bonne Louise, tu as le bonheur de connaître M. de Bragelonne, qui est un gentil garçon et un parti avantageux pour une fille sans fortune. M. de La Fère laissera quelque chose comme quinze mille livres de rente à son fils. Tu auras donc un jour quinze mille livres de rente comme la femme de ce fils ; c’est admirable. Ne va donc ni à droite ni à gauche, va franchement à M. de Bragelonne, c’est-à-dire à l’autel où il doit te conduire. Après ? Eh bien, après, selon son caractère, tu seras ou émancipée ou esclave, c’est-à-dire que tu auras le droit de faire toutes les folies que font les gens trop libres ou trop esclaves. » Voilà donc, ma chère Louise, ce que je te dirais d’abord, si j’avais lu au fond de ton cœur.

— Et je te remercierais, balbutia Louise, quoique le conseil ne me paraisse pas complètement bon.